. . . ce n’est pas rien. Comme vous allez le voir bientôt par vous-mêmes.

[dropcap]Q[/dropcap]u’avais-je en tête ce jour-là ?
Je ne sais pas, j’étais un peu perdu je crois, je cherchais un pic, une pioche ou un râteau car il m’arrive de perdre mes outils dans la végétation et d’ailleurs de ne pas très bien savoir où je les ai provisoirement abandonnés après usage en passant d’une activité à l’autre, creuser, débroussailler, remblayer, pelleter, regrouper en tas les rameaux desséchés et les herbes, arbustes ou ronces arrachés, basculer et soulever des souches de buissons indésirables et piquants, brûler ce qui peut l’être en vitesse avant l’arrivée souvent brutale des grandes chaleurs. J’ai senti un choc sur mon genou et contre ma hanche. Un choc violent qui venait, je l’ai cru d’abord, de mon fait; en cherchant un outil, je ne sais plus lequel, le pic au manche de polymère jaune-orange bien repérable quand bien même en partie caché sous les végétaux, sans doute, je fonçais à ce moment-là sans trop prendre garde aux obstacles, entre les branches aux pointes vert clair des thuyas récemment augmentées de quelques centimètres sous la poussée des sèves du printemps, formant un passage rétréci, une sorte de courte allée à cet endroit du jardin, presque au bout du bout de mon domaine en partie inculte, au fond; mais non, ce n’était pas ça, je n’y étais pour rien.

Il n’aurait dû y avoir là, en ce lieu abrité et tranquille, éloigné des habitations, aucun obstacle, ni clôture, ni fil tendu, encore moins de vitre, de barrière, de porte, de barrage ou de mur. J’étais souvent allé dans ce coin du terrain qui s’ouvre ensuite sur une forêt de chênes anciens mais rabougris sans rien remarquer de spécial qu’un fouillis végétal qui avait peu à peu envahi la portion résiduelle de cette haie de thuyas aux branches en partie mangées de brunissement. Or, dans cet espace connu et que j’avais souvent fréquenté, car j’aime bien aller aux limites de mon terrain et voir un peu au-delà, je venais de heurter une plaque ou une surface dure, un objet immobile inconnu, très dur, anguleux, dur comme un crépit de ciment, froid comme une pierre, un objet d’assez haute dimension. Un objet immobile, invisible.

Avec prudence j’en fis le tour, entrant dans l’espace vert ou rongé des brûlures parasites de ce champignon minuscule qui les envahit, sous le couvert des arbres déjà hauts abritant la plus grande partie de cette masse inconnue dont je venais de heurter le coin solide, sa nuisance peut-être, pour le moins sa présence anormale, en utilisant précautionneusement pieds et mains tendus, surtout en portant en avant les semelles de mes chaussures et aussi le manche d’un sarcloir que j’avais en main et mes mains elles-mêmes, gantées, m’attendant à je ne sais trop quoi, y compris à rencontrer une paroi électrifiée, un fil, une surface visqueuse ou tranchante. Ce ne fut pas très commode, outre les rameaux de conifères qui successivement se pliaient et se détendaient, revenant contre mon visage, il y avait tout autour à cet endroit-là des tiges de salsepareille s’agrippant à mes vêtements, des lianes qui retombaient des branches d’un prunier sauvage germé et mal développé là dans le fouillis, tout en hauteur, cherchant la lumière, et surtout des ronces puissantes, vertes comme des algues.

En progressant et en le contournant, je continuais à me heurter à lui.  Son envergure était celle d’un parallélépipède de la taille d’une grosse caisse de livres ou d’un petit meuble, je l’avais assez bien délimitée dans un espace inexistant visuellement, malgré mon insistance, j’en étais sûr, absolument imperceptible à mes yeux et transparent, pourtant impénétrable physiquement, formant bloc et barrière compacte, protégé qu’il était, qui aurait pu passer inaperçu tapi là, par une profusion végétale un peu inhabituelle en ces terres de garrigue pierreuse et sèche.

Je laissais mon sarcloir aligné exactement dans sa direction, manche formant trait indiquant au plus près l’angle le plus proche par où j’avais heurté cet intrus posé sur mon territoire.

Mon idée était de délimiter exactement son volume et de le matérialiser et aussi de le mesurer, j’allais donc chercher des tiges de bambous déjà coupées que j’avais provisoirement entreposés devant la maison, un sécateur pour les recouper, une grande pelote de ficelle et un mètre enroulé à niveau universel.

Quand je revins il me sembla que le manche de l’outil que j’avais disposé pour repérer l’angle de l’objet coupant le passage sur mon chemin habituel avait été déplacé, mais ce n’était sans doute qu’une illusion. Ensuite j’eus quelques difficultés à retrouver la position de l’obstacle tout entier dans la configuration des lieux compliquée par des troncs et des branchages entremêlés. Quand j’essayais de planter un bambou coupé à l’angle de la portion du mur invisible que j’avais finalement repéré, le bambou mu par une force, un courant inconnu traversant l’espace précisément là, refusait de s’aligner là où je voulais le placer. Quand je tentais de poser le ruban du mètre le long de l’espace impénétrable, le métal léger dont il était fait se mettait nettement à vibrer.

Je réussis cependant à mesurer approximativement en m’y reprenant à plusieurs fois, en faisant plus ou moins le tour de cet objet pris entre les branchages et qui paraissait bien posé verticalement, bien droit, une largeur de 60 centimètres, une profondeur de 50 et une hauteur de 100. C’était exactement l’espace – ou du moins ça m’y faisait penser – de l’un des ces coffres-forts que l’on trouvait dans les arrière-boutiques de commerçants ou plus rarement dans le bureau d’artisans cossus ayant un espace voué aux transactions, dans les premières années du siècle dernier et jusqu’à la fin de la guerre de 40 et un peu au-delà. Je dis ça parce que j’ai quelques souvenirs d’enfance liés à cet objet, y compris de m’être heurté le front en arrivant trop vite au bout d’une course, chez un copain dont le père était ébéniste. Bien sûr il y avait eu plus tard, dans la cour de l’école ce heurt violent contre un autre camarade qui courrait aussi et notre chute commune, déportée sur le côté, en chute déstabilisée contre, cette fois-là, une borne fontaine de pierre qui nous avait à moi ouvert des blessures aux coudes, épaules et avant-bras, à lui, plus gravement à la tête, ce qui avait un peu effrayé tout le monde.

En l’occurrence, les corniches que j’avais pu repérer au toucher tout en haut de l’objet invisible et au ras du piédestal rectangulaire sur lequel il semblait reposer, me faisaient nettement penser à un coffre de métal lourd, un coffre-borne caché à tous les regards, au mien en tous cas.

Chu là, incompréhensible et absurdement dissimulé.

Je ne sais pourquoi mais cela me faisait penser aussi et beaucoup plus absurdement, en beaucoup moins monumental et spectaculaire, certes, à ces bornes géantes qui marquent le passage de l’équateur mesuré sur terre à diverses époques par d’experts navigateurs, explorateurs et géomètres mandatés par leur gouvernement, bornes mythiques, repères imaginaires, universels ou au moins collectifs, que j’avais été toucher de près au Nord de Quito, au milieu d’un jardin aménagé pour les touristes ou à cette autre qui se trouve au milieu d’une mosaïque en surplomb de la mer, dans l’île das Rolas, possession de cet extraordinaire petit pays oublié qui a pour nom Sao Tomas e Principe, traduit longtemps en français par Saint Thomas et Prince, au large du Gabon et qui produit essentiellement du cacao.

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