Rantanplan fait partie des icônes de la bande dessinée, un de ces personnages connus de tous. On sait qu’il accompagne Lucky Luke dans certaines de ses aventures. Mais on oublie parfois qu’il a eu droit pendant longtemps à ses propres albums, dont les ventes dépassaient même les 100 000 exemplaires.

Confiée par Morris aux mains d’auteurs moins connus, la série Rantanplan n’en manquait pas moins de qualités. L’équipe d’origine, Xavier Fauche, Jean Léturgie et Michel Janvier, avait réussi à définir un univers autonome et fidèle, dans le charme de la tradition franco-belge avec une pointe de mordant. Retour nostalgique sur un vieux cabot.

  1. Naissance d’un projet

C’est du vivant de René Goscinny que naît l’idée de donner ses propres aventures au chien le plus bête de l’ouest. Mais de projet avorté en magazine interrompu, la bande de Rantanplan ne naît qu’au milieu des années 1980, alors que son travail est passé en d’autres mains. Jean Léturgie, qui signe avec Xavier Fauche le scénario de Sarah Bernardt en 1982 et du Daily Star en 1984, est rapidement investi avec son complice. « C’était une idée de Michel Lieuré, qui s’occupait des reventes de la presse chez Dargaud. L’objectif était d’assurer une présence régulière dans la presse, en faisant un gag par jour. » Le format strip fait alors de l’œil à Dargaud : depuis 1975, Achille Talon s’en sert pour pénétrer dans la presse quotidienne. Fauche se souviendra aussi d’un contexte favorable à l’éclosion du projet, à une époque où commencent à naître ce qu’on n’appelle pas encore des spin-off. « Le Marsupilami, c’était un dérivé de Spirou et Fantasio. On s’est dit pourquoi pas ? Est-ce que ça ne serait pas aussi viable de faire la même chose ? »

En décembre 1984, Le Daily Star vient à peine de sortir que Fauche et Léturgie annoncent déjà dans les médias leur projet de faire des gags de Rantanplan. Quelques mois plus tôt, Michel Lieuré a commencé à chercher le dessinateur idéal. Mission difficile. « Il y a quinze-vingt dessinateurs qui ont fait des essais sur les gags de Rantanplan, se souviendra Léturgie. Michel Lieuré avait arrosé tous les gens qu’il connaissait, moi j’avais demandé à quelques dessinateurs de mon entourage, et ce n’était pas évident. De nombreux dessinateurs disaient que c’était facile et se sont plantés. Le dessin de Morris paraît simple, mais il n’est pas facile à retrouver. C’est un grand dessinateur, même si les éditeurs de l’époque s’en rendaient pas compte. » Ont été approchés tout à la fois des inconnus et des vedettes, comme Frank Le Gall ou Yves Got. Celui-ci, séduit par « l’énorme somme d’argent proposée », va jusqu’à faire un test à partir de quelques scénarios. « Dans certaines situations, j’avais un mal fou, je trouvais des réponses de Got et non des réponses de Morris, alors je me replongeais dans les bouquins pour essayer de comprendre et de bien répondre aux situations envisagées. C’était un va-et-vient constant, assez dur en réalité. Au départ, je trouvais cela amusant, et je crois que lorsqu’on m’a refusé le travail, j’ai eu comme un soulagement. »1

Le gardien Bufflard, dessiné par Yves Got et par Michel Janvier.

C’est Michel Janvier qui va sauver la baraque. D’une petite trentaine d’années, il a déjà fait la preuve de ses capacités d’imitation sur Maya l’abeille ou Tom et Jerry. D’après l’œuvre de Morris, il est justement en train de réaliser une série de petits albums illustrés, Tout connaître en s’amusant, sur des textes de Jean-Louis Robert. Celui-ci aussi fait ses premières armes chez Dargaud, grâce à son ami Guy Vidal. « Vidal n’avait pas envie, ça ne le faisait pas rire. Je suis rentré un peu dans le système Lucky Luke grâce à ces douze petits volumes. » En manipulant les thèmes et les décors, Robert et Janvier se font la main. Si les premiers tomes voient encore le dessinateur faire ses gammes, le jeune homme montre vite qu’il est capable de reprendre le costume de Morris sans difficulté.

Ainsi, dès 1985, les premiers gags de Rantanplan paraissent dans le journal L’Ardennais. On les trouvera ensuite dans Le Parisien, Eclair-Pyrénées, La Charente Libre, Le Méridional, Le Télégramme mais aussi Triolo, Télépoche et surtout Téléstar dont il seront une rubrique indispensable jusqu’en 2001. Le chien, pour la peine, a perdu les traits d’union de son nom. Mais il a gagné un joli univers.

Le premier gag de Rantanplan en 1985.
  1. Les gags de Rantanplan

Pour définir la série en construction, l’album qui sert le plus de référence est L’Héritage de Ran-Tan-Plan, un classique de Morris et Goscinny qui met le chien à l’honneur. En évoquant la relecture qu’il fait avec Fauche, Léturgie fera preuve d’humilité. « On a repris, en moins bon, ce qu’avait fait Goscinny dans L’Héritage de Ran-Tan-Plan. Cet album est déjà un album de Rantanplan. Lucky Luke n’y a qu’un rôle utilitaire, presque de marketing.  » Janvier y puise lui aussi le physique de son directeur de prison, quand Morris, ces dernières années, ne se fixait plus sur un choix.

D’emblée, un maître a été associé à Rantanplan. Il s’appelle Pavlov et Janvier lui a dessiné de belles moustaches. Il est clair, très vite, que le chien vivra ses aventures à partir du pénitencier, sans s’encombrer des autres personnages vedettes de l’univers de Lucky Luke. Le trio Fauche-Léturgie-Janvier va donc créer un univers autonome, avec ses éléments récurrents, ses clins d’œil, ses décors spécifiques et même son propre humour.

Fauche trouvera rétrospectivement ça tout naturel. « Vous commencez par Rantanplan tout seul : on lui jette un os, il prend ça pour autre chose ; il voit un gardien, il dit « c’est le père Noël ». Rapidement, vous tournez en rond. Donc, vous créez des personnages. On a créé Pavlov, à cause du chien de Pavlov. Le détenu Tricky Jack permettait de mettre Rantanplan dans une situation de faute professionnelle : il voit Tricky Jack en train de s’échapper, et il ne lui saute pas dessus. Je crois qu’on s’est dit qu’on pouvait le mettre en compétition, alors on a imaginé un autre chien qui s’appelait Kartofell. C’est comme ça que petit à petit cet univers s’est fait. Chaque fois, les autres personnages permettaient de montrer que ce chien est idiot. » En revanche, Lucky Luke, Jolly Jumper et les Dalton n’apparaissent pas même en guest-stars. « Je crois qu’à l’époque, il n’a jamais été question de mettre les Dalton, bien qu’ils partagent le même pénitencier. Quand vous avez deux univers qui se télescopent, comme l’univers des Dalton et l’univers de Rantanplan, il y a forcément un gagnant et un perdant. On a donc préféré faire de Rantanplan une vedette à part entière, avec ses réflexions inattendues. Si vous les télescopez avec des répliques de Joe ou d’Averell Dalton, vous ne savez plus très bien où vous êtes. Il faut savoir qui incarne la réalité et qui incarne la folie : si vous avez deux folies, vous perdez la référence à la réalité. »

Tricky Jack, Pavlov et Rantanplan.

Une autre question se pose : jusque là, Fauche et Léturgie avaient réalisé des scénarios d’aventures humoristiques, pas de gags. « Comme on était complémentaires, Jean et moi, on s’est dit qu’on allait y arriver. Et on a fait quand même plus de 500 gags ! Tous ne sont pas formidables, mais il y en a dont on n’a pas honte. C’est très différent, le gag et l’album, ce n’est pas du tout le même timing. L’album, ce sont des séquences, des étapes, il faut mettre le héros en danger, que la situation soit estimée perdue pour lui, qu’il y ait des rebondissements. Dans le gag il n’y a pas de rebondissement, il n’y a que Pouf Pouf Pouf, l’exposition et la chute. C’est une logique. »

Devant cette terrible injonction – soyez drôle – les scénaristes mettent en place une organisation de travail à deux. Ils préparent leurs gags à l’avance. Léturgie, qui met ¾ heures pour aller chez Fauche, fait les siens dans le métro. « On avait décidé d’en trouver trois par jour chacun. Ça permettait de bien fonctionner à l’arrivée. Ensuite, c’était un exercice de brainstorming. Si l’autre ne rebondissait pas sur l’idée, on la mettait à la poubelle. Il y a d’autres scénarios qu’on a moins laissé reposer, et je trouve que c’était un peu dommage. C’est au fur et à mesure que les choses se calent, quand on surenchérit avec des petits gags. C’est un long travail, mais je trouve qu’on a les moyens du temps, surtout quand on fait des grosses choses comme Lucky Luke ou Astérix. »

Avec le sentiment de se lancer dans une entreprise de grande envergure, Fauche demande même de l’aide à un de ses collègues à France Inter, le psychanalyste Gérard Miller. « Je me souviens qu’on était perturbés, parce qu’on hésitait à faire parler Rantanplan et qu’on ne savait pas qui devait le comprendre. J’ai demandé à Gérard Miller de nous donner une consultation pour en parler. On l’a invité à déjeuner et il a réfléchi à voix haute avec nous sur son cas. Il a dit : « C’est un chien qui est attaché à un pénitencier. S’il ne peut pas parler, c’est un multiplicateur d’autisme, en principe il devrait devenir fou. Et puis vous perdrez beaucoup de gags. » On a adopté le fait qu’il ne parle que pour lui-même, parce que l’échange était invraisemblable, mais que verbaliser sa pensée permettait de montrer les contradictions. Ça accroissait le côté grand écart. Morris disait « Rantanplan est une boussole qui indique le sud », comme Franquin disait « Gaston arriverait à mettre le feu à un extincteur ». »

Un des derniers gags de Rantanplan dessiné par Michel Janvier, paru dans Téléstar du 2 mai 1994.
  1. L’ascension

Les gags de Rantanplan ne seront pas d’emblée repris en album, mais permettent aux auteurs de se faire reconnaître au sein de la maison Dargaud. Michel Janvier, une fois terminée la collection des Tout connaître, se voit confier, consécration suprême, la réalisation d’un album de Lucky Luke ! Le Ranch Maudit, scénarisé pour moitié par ses scénaristes habituels et pour moitié par des auteurs maison de Dargaud, puis dessiné en quatre mois et demi seulement, sortira en 1986.

Il est aussi question d’un dessin animé, que Michel Lieuré tentera de porter sur les fonds baptismaux. Fauche et Léturgie écrivent un pilote pour un format court, mais le projet n’aboutit pas. Il est surtout décidé de donner à Rantanplan sa propre série d’albums, des aventures inédites qui seront signées Fauche, Léturgie, Janvier et Garcia.

Dessinateur de la série Cliff Burton sur scénario de Rodolphe, Frédéric Garcia avait fait comme les autres des essais pour Rantanplan ; quoiqu’un peu décalés, ils ont poussé Léturgie à lui confier un premier crayonné des planches. « Ses essais n’étaient pas dans l’esprit Morris, mais je trouvais que ça donnait quelque chose d’équilibré parce qu’il venait du dessin réaliste. L’idée c’était qu’avant d’être humoristique il fallait un dessinateur qui tienne debout. Morris avait fait du réalisme en faisant des illustrations, des couvertures, et Lucky Luke était devenu très réaliste à une certaine époque. C’est pour ça qu’on avait contacté Frédéric Garcia. Il s’en est extrêmement bien tiré. Ça sonnait bien, c’était plus nerveux que ce que fait Michel. » La Mascotte, premier album de la série, paraît en 1987. Pour les suivants, à partir de 1988, Michel Janvier réalisera seul le dessin.

Extrait de La Mascotte par Fauche, Léturgie, Janvier et Garcia, septembre 1987.

Celui-ci, tout particulièrement dans les premiers tomes, s’affiche comme un digne héritier de Morris. Il conserve la narration très efficace du maître, mais redonne au dessin une énergie que le créateur de Lucky Luke a bien du mal à insuffler encore dans la série-mère. Il puise aussi dans les caricatures l’esprit de nouveaux personnages qui agrémentent joliment la galerie de portraits de l’univers, ce que ses successeurs ne réussiront jamais vraiment. Progressivement, le dessinateur prend aussi ses marques, se rapproche de ses personnages, pratique un petit théâtre où il s’amuse clairement.

Pour mener de front les gags et les histoires longues, on lui associe un autre artiste chargé plus spécifiquement du story-board, Alberto Varanda. Loin de se douter qu’il se fera par la suite un nom dans la bande dessinée d’heroic fantasy, Varanda étudie alors le graphisme publicitaire et remplit son book de dessins humoristiques. Le duo Varanda-Janvier apparaît alors comme la clé d’une livraison régulière.

Morris lui-même n’intervient que de loin sur la série. « Il participait un peu de temps en temps, racontera Léturgie. Quand on a eu besoin d’un chat [après 200 gags], il en a dessiné un et a envoyé le dessin. Au début on lui soumettait tout, mais il disait toujours oui. Ce n’était pas important pour lui. » Fauche a des souvenirs identiques. « La grande affaire de Morris, c’était Lucky Luke. Rantanplan, il voyait ça d’un œil plus distant, moins impliqué. »

Ce laisser-faire sera peut-être, paradoxalement, la chance de Rantanplan. Ainsi, Léturgie a tendance à utiliser la voix off, l’ellipse, un sens de l’ironie qu’il travaillera aussi avec Yann, son autre partenaire en écriture. Mais dans les scénarios de Lucky Luke, Morris ramène la narration à son efficacité légendaire. Dans Rantanplan, ces effets ironiques persistent, et laissent planer un parfum de liberté.

Extrait du Fugitif, par Fauche, Léturgie et Janvier, novembre 1994.

Les personnages s’étoffent, développant le panorama d’un huis-clos de classe moyenne, de minables fonctionnaires englués dans leur routine et unanimement corruptibles. Les inspections surprise deviennent vite un gag récurrent, voire une marque de fabrique. C’est Lucky Luke chez les comptables.

Fauche revendique ce décalage : « dans un univers carcéral, c’est quand même tentant de faire un directeur qui est amoureux d’une théâtreuse du coin, des gardiens un peu serviles, un peu branques – même si le plus branque reste Rantanplan. Oui, je pense qu’il fallait que les personnages aient un peu de fantaisie pour que l’univers tienne à peu près. »

La série n’est western que de loin. Sans forcément que les auteurs l’aient choisi consciemment, car Léturgie semblera regretter l’absence de thème historique. « On respecte l’esprit du far-west, mais on n’a pas eu le temps de traiter l’histoire de l’Ouest. Dans une série, il faut 4-5 albums pour entrer dans le vif du sujet. » C’est aussi que Rantanplan, en commençant sa nouvelle existence par le gag, s’est forgé un monde de banalité, de présent éternel, de fausses aventures. Les bandits s’échappent mais sont toujours repris, sans qu’il y ait pour cela d’héroïsme ni de duel. Les quêtes initiales brillent par leur absence de prestige : il s’agit de faire un homme de ce chien – sic – mission perdue d’avance, ou encore occuper un enfant capricieux. Puis la situation dégénère, sans que personne ne semble maîtriser l’action, jusqu’à des explosions d’absurde où le bien et le mal ne sont plus que des supercheries. Le suspense lui-même est souvent porteur d’ironie, les pages se concluant sur une ambiance de gag plus que sur une montée d’adrénaline. Les intrigues se résolvent sans action particulière, plutôt par un mélange de chance et d’opportunisme des uns et des autres. L’ambiance générale est plutôt celle d’un cartoon, avec des fins souvent catastrophiques qui voient les héros en prison, sans qu’ils semblent s’en souvenir à l’épisode suivant.

Extrait du Messager, par Fauche, Léturgie et Janvier, mai 1995.

Malgré ces originalités, la série n’a pas la reconnaissance qu’elle mérite. Son statut de spin-off la condamne aux yeux des critiques. S’y ajoute une remise en cause de l’équipe en titre, doublée par de nouveaux auteurs aux choix différents. Dans le même temps, Fauche et Léturgie se séparent et un nouveau duo se forme avec Eric Adam. Rantanplan perd en cohérence. Les deux derniers scénarios semblent peut-être d’ailleurs moins originaux.

Les auteurs en tirent un bilan mitigé. Léturgie en gardera des souvenirs inégaux. « Il y avait à boire et à manger, parce qu’il fallait faire des gags tous les jours. » Fauche sera peut-être plus critique encore. « Rantanplan, c’est très difficile. C’est un peu comparable au Marsupilami : un personnage secondaire qui devient un personnage unique, ça pose des problèmes de crédibilité. On ne passe pas comme ça d’anti-héros à leader. Rantanplan était peut-être mieux employé comme personnage secondaire. Il avait un côté un peu métronome, on savait qu’il allait faire une connerie et il la faisait. » Quant à Michel Janvier, il regarde sans nostalgie un moment de sa carrière qu’il décrit comme une prison dorée, sans autonomie artistique. « En ce qui concerne ma place par rapport à cet univers, je considère que ça a toujours été un travail de commande, comme pour les nombreux éditeurs avec lesquels j’ai collaboré. Ça m’a permis une certaine notoriété dans le monde de la BD. Par contre, le fait d’avoir eu un emploi du temps totalement consacré à cet univers a eu pour conséquence d’appauvrir durablement mon style personnel. Je m’en suis rendu compte lors de l’intermède 1989 – 1992, quand Morris a quitté Dargaud avant de rejoindre Lucky Productions. Ça coïncide avec ma collaboration avec Albert Uderzo. Je me suis beaucoup plus épanoui dans mon travail d’assistant au lettrage et à l’encrage d’Astérix qui a duré pratiquement 17 ans. »

Il ne faudrait pourtant pas croire que cette expérience est un échec. Les albums de Rantanplan présentent un charme certain, un humour vif et un esprit original. Ils méritent d’être redécouverts.

Les citations non sourcées sont issues d’entretiens menés avec Michaël Baril, dans le cadre de nos recherches sur le sujet.
Sauf mention contraire, les images sont extraites des albums publiés par Lucky Comics.

1 Dominique Poncet et Pierre-Marie Jamet, PLG 31, 1995. L’illustration de Got est extraite de la même interview.

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