[dropcap]E[/dropcap]n 1991, Lucky Luke est partout. À la télé, pour une nouvelle série de dessins animés réalisée par le studio angoumoisin IDDH. Au cinéma, sous les traits de Terence Hill, dans un film live annoncé pour décembre. Et surtout, après 3 ans d’absence, en librairie : un nouvel album, tiré à plus d’un demi-million d’exemplaires, paraît en septembre. Pour son grand retour, ce n’est pas le cow-boy solitaire qui est mis à l’honneur, mais ses quatre meilleurs ennemis : le nouvel opus s’intitule L’amnésie des Dalton. C’est le duo Fauche & Léturgie – désormais des habitués – qui en signent le scénario.

Autre constatation, avant même d’ouvrir l’album : le logo de l’éditeur historique a laissé la place à un nouveau label, Lucky Productions. À l’arrière, l’illustration iconique de Lucky Luke tirant sur son ombre a changé elle aussi : Morris l’a retouchée pour ajouter un second revolver. L’homme qui tire désormais « deux fois plus vite que son ombre » a quitté l’écurie Dargaud pour fonder son propre ranch.

Un nouvel éditeur

Le bruit courait déjà depuis 1989 : Morris aurait posé ses crayons le temps de trouver un nouvel éditeur. Cela fait quelques temps, en effet, que le dessinateur ne se sent plus à sa place chez Dargaud : le succès de Lucky Luke y finance d’autres séries qu’il ne souhaite pas soutenir. En 1990, Georges Dargaud cède sa société au très puritain groupe Ampère. Dans un grand fracas médiatico-éditorial, celui-ci procède à une véritable épuration du catalogue, dont les titres les plus adultes sont cédés notamment aux Humanoïdes Associés. Ces bouleversements vont dans le sens de Morris, mais ne suffisent pas à le retenir. Il s’en ouvre à l’époque au magazine suisse L’Illustré : « La nouvelle équipe de Dargaud multiplie les erreurs, et on ne me paye même plus ! En attendant que la situation se clarifie, je travaille au ralenti, et il n’est pas exclu que je quitte Dargaud. »1

Courtisé par d’autres éditeurs, Morris préfère se tourner vers deux connaissances : Luc Vanderstichelen, son conseiller fiscal depuis quelques années, et Danielle Monsch-Vanderstichelen, épouse de celui-ci. Au fil du temps, le couple a gagné l’amitié et la confiance de Morris au point qu’il n’hésite pas à leur confier son fiston – alors même qu’ils ne connaissent rien au monde de l’édition. « Il a mis des amis à lui au défi de créer une maison d’édition. Pourquoi pas ? Et voilà. On a créé Lucky Productions. », nous résume aujourd’hui Danielle Monsch, en toute simplicité.

L’album-souvenir des Dalton

Pour en revenir à l’album, L’amnésie est la première vraie histoire de Dalton depuis Le magot, 10 ans plus tôt. Bien sûr, les quatre desperados sont apparus entre temps dans Fingers, La fiancée de Lucky Luke et Nitroglycérine, mais plutôt dans des rôles de soutien que comme vedettes. Quant à Fauche & Léturgie, déjà auteurs de 3 autres épisodes, ils ont jusqu’ici soigneusement évité les personnages : « Peut-être qu’au début on a appris à utiliser Lucky Luke, on apprenait la technique du scénario en faisant du scénario, et on n’a pas voulu être trop ambitieux », se justifie Fauche avec le recul. C’est donc la première fois que le duo s’attaque au quatuor ; et pour leur baptême du feu, Morris exprime son satisfecit : « Le scénario de Fauche et Léturgie est amusant […]. Ils s’en tirent bien, ils ont compris le caractère : bêtes et méchants. »2

L’histoire repose sur un argument simple : les Dalton ont l’idée de se faire passer pour amnésiques afin d’être amnistiés. Avant de devoir les libérer pour de bon, le gouverneur espère leur faire retrouver la mémoire en les replaçant dans des situations qui leur rappelleront leur passé : braquages de banques, attaques de trains, et autres hold-ups de diligences.

Dès les premières pages, on est en terrain archi-connu : la silhouette caractéristique du pénitencier, les Dalton qui creusent un tunnel, une tentative d’évasion ratée, l’explosion de la prison, et Lucky Luke appelé à la rescousse dans le bureau du gardien-chef. Des scènes déjà cent fois écrites, cent fois lues, et même vues sur grand écran dans La ballade des Dalton. L’idée de l’amnésie en rappelle d’autres : la psychanalyse de La guérison des Dalton, la réinsertion des Dalton se rachètent, voire l’amnistie des Dalton courent toujours. Pas besoin de mouchoirs noués pour Fauche et Léturgie qui n’ont visiblement pas oublié leurs classiques. « Les Dalton sont séduisants mais difficiles à manier, analyse Jean Léturgie. On a fait le tour de ce qu’ils peuvent être, ensuite on tourne en rond, on tombe toujours sur le même schéma. »

Alors, autant l’assumer. Au fur et à mesure de la lecture, l’album devient presque – en cohérence avec son thème – une sorte de quiz géant pour le lecteur averti. Cette cabane abandonnée, où Lucky Luke essaie de soigner Averell par la nourriture ? La guérison des Dalton ! Lucky Luke et ses ennemis récurrents unis dans l’attaque d’une diligence ? L’évasion des Dalton ! Les quatre desperados se faisant passer pour d’honnêtes citoyens et dînant avec des notables ? Les Dalton courent toujours ! Le procès de Lucky Luke, avec les Dalton à l’accusation ? Joss Jamon ! Jusqu’à la séquence où Fauche & Léturgie se paient une guest-star de luxe en la personne de Ma Dalton : décidément, ce n’est pas L’amnésie des Dalton, mais plutôt L’album-souvenir des Dalton.

En haut : Les Dalton se rachètent, en bas : L’amnésie des Dalton

100% Fauche & Léturgie

Mais Léturgie, qui a été chanteur, et Fauche, qui sera batteur quelques années plus tard, savent qu’un bon musicien se doit de donner une sonorité nouvelle aux standards qu’il réinterprète. Paradoxalement, cet album qui accumule les citations est aussi, peut-être, celui où Fauche & Léturgie se libèrent pleinement du modèle goscinnien pour jouer la partition à leur façon.

Leurs trois premiers opus, en effet, sont des albums écrits sous influence. Sarah Bernhardt reprend le motif ultra-classique du récit de voyage, déjà maintes fois décliné par leur illustre prédécesseur (Léturgie : « On avait Le Grand Duc comme référence. ») Le Daily Star, sans se référer à aucun modèle direct, ressuscite avec talent l’esprit de l’âge d’or. Quant au Pony Express, c’est presque un épisode siamois du Fil qui chante : l’incipit de l’album de Goscinny préfigure celui de Fauche & Léturgie, qui lui renvoient la balle dans leur épilogue. Cette trilogie, qui s’articule autour de personnages modèles, habités par leur passion créatrice, constitue aussi ce qu’on pourrait appeler la période positive des deux scénaristes.

Leur seconde période, qu’inaugure donc L’amnésie des Dalton, est plus irrévérencieuse, plus libre, mais aussi plus trouble, plus cynique, marquée par le brouillage des lignes entre bons et méchants. C’est le temps du triomphe de la bêtise crasse et de la médiocrité auto-satisfaite : comme une contamination de la série Lucky Luke par son spin-off Rantanplan (que les deux compères animent en parallèle depuis quelques années). Dans L’amnésie, pour une fois, ce sont les Dalton qui mènent le jeu et c’est Lucky Luke le dindon de la farce ; comme si les scénaristes voulaient régler leurs comptes avec ce personnage trop lisse, trop parfait, trop ennuyeux. Ridiculisé, roulé dans la farine, moqué, insulté, malmené, le héros vacille sur son piédestal comme jamais auparavant.

Dans ce jeu de massacre, tout le monde en prend pour son grade, y compris et surtout les représentants de l’autorité (en continuité thématique avec Rantanplan où l’administration pénitencière est présentée comme un ramassis d’andouilles). Le gouverneur Blunderer (soit en Français : Gaffeur) est une caricature de politicien boursouflé qui brasse de l’air et s’entoure d’un apparat ridicule (chacune de ses entrées en scène est annoncée par l’irruption d’un tapis rouge qu’un larbin zélé déroule devant ses pas). En réaction contre cet incapable assermenté, le fidèle serviteur de la loi qu’est habituellement Lucky Luke développe d’ailleurs un petit côté frondeur qu’on ne lui connaissait pas jusqu’ici ; il ira jusqu’à mettre son poing dans la figure du politicien en fin d’album.

La jubilation féroce de Fauche & Léturgie est communicative : sans être un des grands moments de la série, L’amnésie des Dalton est en tout cas un album vraiment drôle. Du théâtre de boulevard à la sauce Far-West, qui glisse à l’occasion vers l’absurde au point de citer Tex Avery (dans une scène où Lucky Luke est partout à la fois, façon Droopy). Les dialogues comportent quelques pépites, et les scénaristes ont même réussi à y caser un ou deux jeux de mots (que Morris détestait).

Faites entrer la photocopieuse

Sur le plan graphique, L’amnésie des Dalton est plaisant mais on peut y déceler les prémices d’un déclin qui s’accélérera à partir des Dalton à la noce, 2 ans plus tard.

Depuis ses débuts, Morris a construit son style sur les mêmes exigences : lisibilité, efficacité. Dans ses cases, aucun élément inutile, aucun effet gratuit ni coquetterie graphique ne vient parasiter le regard du lecteur. Systématiquement, mathématiquement, il s’est composé un répertoire de cadrages, de mises en scènes, de positions, comme une grammaire visuelle qu’il applique pour servir au mieux la narration. Mais dans cette mécanique bien huilée, quelque chose commence doucement à se gripper.

L’une des premières scènes de L’amnésie est un long dialogue entre Joe et ses frères, qui constitue les planches 3 à 6. Cette séquence – à l’exclusion de la dernière demi-planche dominée par une grande case montrant l’explosion de la prison – est toute entière animée par Morris à l’aide de deux plans : une vue en pied des personnages, et occasionnellement un cadrage plus serré sur Joe. Lisibilité, efficacité : si deux plans suffisent, pourquoi se compliquer la vie ? Puisque la séquence tient du vaudeville, cela semble approprié de la traiter en vue fixe, comme si la case était un petit théâtre…

Il n’empêche : c’est peut-être à ce moment que Morris commence à flirter dangereusement avec les limites de son système, à confondre efficacité et facilité. En fin d’album, dans la scène du procès, l’utilisation de la photocopieuse (qui marquera le déclin du dessinateur) est pour la première fois impossible à rater : l’image des jurés est réutilisée (à l’identique, tronquée ou retouchée) 5 nouvelles fois en l’espace de 5 planches, sans que le procédé ne serve aucune intention narrative ni effet comique. Il sera hélas de plus en plus systématique et gratuit dans les albums suivants. Le Far-West de Morris, si vivant autrefois, est en train de devenir un grand musée de cire.


Les citations non sourcées sont extraites d’entretiens menés avec Clément Lemoine le 9 octobre 2016 (Jean Léturgie), le 15 mars 2017 (Xavier Fauche) et le 22 avril 2017 (Danielle Monsch).
Les images sont extraites de L’Amnésie des Dalton, Lucky Productions / Lucky Comics 1991, sauf mention contraire.

  1. L’Illustré, 24/01/1990
  2. L’univers de Morris, Philippe Mellot, Dargaud 1988

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