Nous vous proposons une nouvelle présentation d’un article non signé extrait de la revue « Lecture pour tous, supplément de l’Almanach Hachette de 1897 », dont la version intégrale peut être feuilletée où téléchargée sur Gallica en bas de la page. Nous avons tenté, lorsque c’était possible, de retrouver les illustrations de l’article pour rendre justice aux dessinateurs !

L’esquisse d’une réception :

« Le rire universel » est plutôt un mauvais article. Son titre est faux. Rien n’est moins universel que le rire. Et nous sommes bien placés pour le savoir, puisque ce qui faisait rire un Occidental au XIXe siècle nous laisse majoritairement froids… Quand nous avons la chance de comprendre de quoi il retourne ! Après un petit couplet réactionnaire convenu, l’article se contente de paraphraser les gags évoqués. Et il réduit le dessin narratif au domaine du rire. Mais la plus grande critique serait un anachronisme : l’auteur n’est pas conscient de la nature hétérogène des exemples cités. Il n’est d’ailleurs conscient de pas grand-chose. Pourtant, cet article est intéressant. Il montre, par exemple, que Töpffer et Busch sont parfaitement connus et reconnus. Et c’est un paradoxe, puisqu’on comprend bien que l’auteur n’a pas vraiment pris acte de l’invention de Töpffer comme invention, et surtout pas de sa théorisation. Il est pourtant impossible de lui en tenir rigueur, alors que le niveau de conscience du médium qu’en avait Töpffer en 1827 ne contaminera à peu près aucun autre cerveau avant la fin du XXe siècle. C’est là que l’article est intéressant, car par son aveuglement, cette manière de « passer à côté du sujet », il montre comment fonctionne la réception, et pose une question à l’Histoire même. En effet, est-ce qu’un médium nouveau commence lors de sa conception par des auteurs conscients de ce qu’ils font, ou lors de sa réception savante, ou de sa réception populaire, ou même, plus loin, lors de son acceptation générale ? À partir de 1827, Töpffer produit une « nouvelle littérature » originale, clef en main, esthétique et théorie. Mais, alors même que la chose va se répandre et exister partout, elle ne va rencontrer qu’aveuglement et dénie, et lorsqu’elle est remarquée, hostilité. Dans mon enfance encore, la « bande dessinée » n’existait que pour moi. Dans mon entourage, on appelait ça « illustré », terme générique désignant le support éditorial, et le goût commun ne faisait pas de distinction entre des phénomènes graphiques et narratifs pourtant très différents. À l’échelle de cette histoire-là, celle de la conscience de la singularité d’une littérature, l’auteur est vertueux et beaucoup plus respectueux dans son imprécision que la réception savante ou politique du XXe siècle.


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LE CONCERT EUROPÉEN. « Doucement mon petit, vous êtes parti une mesure trop tôt » (Dessin de Caran d’Ache.)
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« Faut-il se faire beau ?… Non, venez comme vous êtes ! » (Dessin de A. Guillaume. Album Guillaume, Simonis Empis éditeur.

[dropcap]V[/dropcap]ieille gaîté française, si renommée, si célébrée, ô rire délicieux et divin, qu’es tu devenu ? Le rire disparaît chaque jour de plus en plus de nos lèvres. Une mélancolie artificielle nous envahit et nous cristallise. Reflet de nos lassitudes morales et de notre fatigue physique, une tristesse pleine d’amertume s’infiltre jusqu’au fond de nos âmes.

L’ironie cruelle, l’ironie qui mord et qui déchire, le rictus désenchanté et gouailleur a remplacé ce bon rire d’autrefois, si franc, si loyal, qui riait tout simplement pour rire et pour s’amuser. Les jovialités de nos écrivains et de nos caricaturistes font peur. Feuilletez l’œuvre du plus populaire de nos humoristes, les albums de Forain : il s’en dégage quelque chose d’impitoyable comme de l’interrogatoire d’un juge d’instruction.

Forain met le doigt dans toutes nos plaies. En quelques traits de crayon et en quelques lignes, il éclaire les coins les plus obscurs et les plus tortueux de la conscience contemporaine. Ses légendes frappées à l’emporte-pièce sont faites de sous-entendus, de demi-mots, de clignements d’yeux. Une phrase de quelques mots suffit à Forain pour raconter un drame. Dans le dessin que nous reproduisons, cette mère qui écoute derrière la porte et dit à sa fille, en mettant un doigt sur sa bouche : « Chut ! ton pète est en train de rouler un huissier », nous renseigne immédiatement sur la situation des gens chez lesquelles nous sommes et dans quelles griffes crochues ils se débattent péniblement.

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À côté du drame, la comédie : n’est-il pas vraiment risible ce monsieur poseur et prétentieux, mal peigné, avec sa redingote qu’on devine sale. Admiré par toutes les bonnes gens qui l’entourent, il raconte les souvenirs qu’il a rapportés de la capitale. Il a pris l’habitude de se baigner deux fois par an dit-il, même s’il n’en a pas besoin, a-t-il la naïveté d’ajouter. N’est-ce pas admirable ?

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Examinez d’un peu près cette silhouette, et convenez que Forain y a mis une profondeur aussi navrante que comique. Feuilletons ses Albums. Voyez ce valet de pied d’un grand club, habit galonné, culotte de velours, appuyé contre une table d’antichambre sur laquelle sont ouverts des caissons de cigares ; il fait tristement ses confidences à un des habitués du cercle, un gommeux en cravate blanche et en habit :

« Je n’ai pas de chance, monsieur le baron ; en voilà deux qui se tuent sans seulement me payer mes cigares ! »

Dans la finance internationale : Le banquier fait rapidement ses malles. Le train de Bruxelles va partir dans une heure. Sa femme, lui tendant une superbe chemise : « quand on viendra t’arrêter, qu’est-ce qu’il faudra que je dise ? »
Profond observateur, Forain esquisse avec une fidélité cruelle les silhouettes des hommes de son temps. S’il nous intéresse si fort, c’est que, le plus souvent, nous voyons en lui un vengeur de la morale outragée, de la vraie vertu, du vrai courage, du vrai dévouement.

Jossot est un Forain joyeux, un Forain devenu clown pour amuser la galerie. Ses personnages, par leurs attitudes, leurs gestes, leurs physionomies d’une intensité si expressive, relèvent plus du domaine de la fantaisie ; mais quelle fantaisie amusante, pleine de verve et d’imprévu !

( les dessins de Jossot que nous reproduisons ci-dessus, sont extraits de l’album Artistes et Bourgeois (Librairie Tallandier, 197, Boulevard Saint-Germain, Prix 6 francs)

Caran d’Ache, moins amer et d’une gaieté moins forcée excelle dans ses dessins à donner une allure vivante et caractéristique aux personnages qu’il met en scène. Voyez ce concert dont tous les exécutants sont des soldats des différentes puissances européennes sous la direction d’une déesse casquée qui personnifie l’Europe et sert de chef d’orchestre. Tous ont bien le type de la nation qu’ils représentent, depuis le soldat russe avec son ophicléide, le Français avec son cornet à pistons, et l’Anglais muni d’un énorme trombone à coulisse jusqu’au petit Palikare qui, vêtu de sa courte fustanelle, joue de la flûte et est, comme dit la légende, parti une mesure trop tôt.

Parmi les dessinateurs de l’heure présente, qui saisissent le mieux nos travers et nos ridicules, mais qui n’ont pas l’amertume misanthropique de Forain, citons encore Guillaume. Son crayon léger s’est appliqué surtout à reproduire la Parisienne, la Parisienne frivole, alerte et pimpante, au joli nez retroussé et curieux, aux yeux espiègles, aux gracieux mouvements d’oiseau ou de chatte.

Le vrai rire, le bon rire, celui qui naît simplement de la joie qu’on éprouve, nous le trouvons dans quelques dessins de Caran d’Ache, chez Busch, et chez les caricaturistes anglais.

Busch est le Töpffer allemand ; ses histoires ont égayé et égayeront encore bien des générations. Quelle facilité et quelle fécondité d’invention, quelle gaîté abracadabrante, quelle variété, quelle fantaisie drôle et extravagante dans toutes ces pages jetées au vent, qui sont devenues les images d’Épinal de l’Allemagne !

Voyez l’histoire des deux chiens Plisch et Plum :

plisch-plumPlisch et Plum passaient leurs jours à aboyer d’ennui, attachés à la même niche. Il est imprudent de faire tant de bruit : ils le comprirent bien, quand, un beau matin, un méchant homme, qui était leur maître, les détacha en disant : « Nous allons voir si vous troublerez encore mon sommeil, quand vous serez au fond de l’étang. » Ils le comprirent, oui, mais il était trop tard ? Le méchant homme les avait placés chacun sous son bras et s’était dirigé vers une mare voisine.

Arrivé là, il lança d’abord Plisch au milieu de l’eau. Plisch fit : Plouf !

Le méchant homme se mit à rire et lança Plum. Plum fit : Bloum !

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Le méchant homme riait de plus belle. Tout fier, il alluma sa pipe et s’en alla. Or Jacquot et Jeannot, cachés dans les roseaux, avaient assisté au drame. Ils se préparaient justement à prendre un bain. Ils sautèrent donc dans l’eau, plongèrent ensemble et ramenèrent aussitôt sur la rive les deux malheureux toutous. Ils se rhabillèrent, et, suivis de Plisch et de Plum, revinrent à la maison. Les parents des enfants accueillirent les animaux comme s’ils étaient de la famille. Mais Plisch et Plum étaient mal élevés. À peine eut-on le dos tourné qu’ils sautèrent dans les sauces et dévorèrent le rôti. Ah !, quelle scène lorsqu’on les surprit…

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« Vous serez au pain sec, s’écria le papa. Pour nous avoir amené ces sales bêtes-là » !

Jeannot et Jacquot furent mis au pain sec. Mais ils se vengèrent sur les chiens qui les avaient fait punir. Et Plisch et Plum se laissèrent battre, car c’est la destinée des chiens d’être toujours battus.

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L’Américain, lui aussi, se déride volontiers. Il applaudira à la subtilité d’esprit de ce bonhomme qu’on bombarde de boules de neige et qui vous dit en riant : « Je m’en moque ! », car, en entr’ouvrant son manteau, il vous montre une crinoline protectrice. — il rira de l’enfant ingénu qui accroche sa brouette a la charrette qui passe pour se faire traîner. Et qui, n’ayant pas prévu que la charrette est une voiture d’arrosage, ne tarde pas à recevoir une douche inattendue.

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Il se moquera aussi de ce chasseur sans cervelle qui attache dernière sa bicyclette les deux beaux chiens de chasse qu’il vient d’acheter. Tout à coup, un lièvre traverse la route ; voilà nos deux chiens sur les traces et le chasseur à terre. Les caricaturistes ne sont pas des moralistes farouches ; ils cherchent avant tout à amuser. Amuseurs charmants du reste, doublé d’humoristes à l’imagination gaie et vive.

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Regardez le croquis de ce gentleman qui fait tournoyer sa canne aves une suprême élégance. Le malheur veut que le chien d’une vieille lady vienne se placer sur la circonférence tracée par son stick. La canne enlève le bouledogue…

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La dame esquisse une grimace et… reçoit l’animal en pleine figure ! Harrison, pour distraire et amuser ses lecteurs, prend une lampe, et par degrés il la transforme en femme, avec une ombrelle au lieu d’abat-jour. Cela, c’est l’humour, cette plaisanterie grave qui amuse l’Anglais, sans mettre au coin de sa lèvre impassible plus que le pli d’un sourire.

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Les artistes d’outre-Manche nous montrent le fait divers illustré, l’anecdote traduite et commentée par le crayon. Chez nous, au contraire, la caricature a des envolées plus grandes, elle a pire à des Sommets et et essaye de jouer le rôle du poète satirique latin, qui corrigeait en riant.

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« Le rire universel » dans Lecture pour tous sur Gallica :

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