[dropcap]D[/dropcap]evant la gare neuve, il attend la voiture toujours en retard. Mais il ne se formalise pas. Il connaît ses domestiques et se plaît à se dire qu’il compose avec leurs défauts, heureux même de ce moment d’immobilité dans cette vie trépidante de la modernité en marche. Il sait que lorsqu’il va s’asseoir derrière les chevaux, il retrouvera un temps lent et calme, comme au siècle précédent. Et puis, sa patience vertueuse lui provoque une pointe d’orgueil, car il se pique d’être libéral dans une époque qui résiste encore aux bouleversements irréversibles auxquels il participe activement. Il reste réservé sur Louis-Napoléon Bonaparte dont il apprécie pourtant le projet de grande modernisation du pays. Mais à demi-mots, il laisse etendre parfois qu’il approuve l’amnistie des Marianistes, même s’il leur trouvait une vision trop romantique de la république. C’est un modéré progressiste qui s’accommode de tout… Pas comme sa femme toujours prête à refaire la révolution !

Il rentre enfin chez lui. Il avait vite loué cette maison aux trois quarts de la distance totale de la ligne pour se rapprocher plus vite de sa femme enceinte. Il l’avait installé là pour revenir vers elle lorsque ses responsabilités lui permettaient, et peut-être aussi pour la rapprocher de sa région d’origine.

Ce jour-là, lorsqu’il arrive enfin chez lui, dans l’ordre, il embrasse sa femme, et salut son perroquet. Et dans l’ordre, son perroquet lui rend son salut par un sonore « coco content ! » qui l’exaspère, et dans l’ordre, il lui fait la morale : « Écoute, je pensais te faire grand honneur en te baptisant du nom d’un dieu égyptien… Mais non, tu t’entêtes à hurler ce « coco » si commun… Si… si vulgaire ! Je vais te faire frire, poulet ! »

Ce qui, dans l’ordre, fait rire sa femme.

Et dans l’ordre, il en tire d’hâtives conclusions sur la réputation spirituelle usurpée de ces bestioles, incapable d’imaginer qu’il avait peut-être acquis un spécimen particulièrement idiot d’une espèce par ailleurs hautement intelligente. À moins que la bête ne se moque de ce maître si prévisible ?

Enfin assis dans son fauteuil préféré, il s’enquit de la santé de son épouse, de l’évolution de sa grossesse.

— « Les filles ont fait leur cérémonie… Elles disent que c’est un garçon « 

— « Vous savez que je ne goûte guère ces vieilles superstitions ! »

— « Ho laissez donc ! Ce sont de simples Alsaciennes ! c’est une tradition de chez elles… »

— « Admettons… Un garçon ? »

— « Un garçon. Ha, Je vois que vous aussi vous vous laissez prendre au jeu ! »

— « Hum… Si c’est un garçon, nous allons encore nous quereller ! comment allons-nous le baptiser ? »

— « Je vous vois venir ! Vous allez encore me parle de ce prénom bizarre ! Avec votre manie pour l’archéologie… Pour l’Orient… pour toutes ces choses effrayantes ! »

— « Pourquoi ? Osmin, c’est joli non ? »

— « Non. »

— « Ha ? »

— « Non. Il s’appellera comme ses deux grands-pères, simplement… »

— « Vous n’avez aucune fantaisie ! »

— « Et vous trop ! »

— « Hum… Alors en troisième ? »

Elle le regarde, essayant de jauger son sérieux. Mais il semble sérieux. Elle sait qu’elle peut l’emporter d’autorité, mais elle n’a pas envie.

— « Bien… En troisième prénom… Osmin, Osmin… Ha il faut que je tente d’oublier ce gros bonhomme sur la scène de l’Opera ! »

— « Ne vous offusquez pas, personne ne l’appellera comme ça… »

— « Bien, bien… Si c’est un garçon, évidemment… Puisque tout ça n’est que superstition !»

— « Évidemment… Ho ! J’ai oublié de vous montrer mes nouveaux trésors ! »

Il bondit de son fauteuil, et attrape la mallette de cuir. Il en sort des morceaux de terre informes, de métal rongé, qui laisse sa femme de marbre, et enfin, ce qui ressemble à un bracelet jaune mat.

— « Ho ! »

— « Oui, c’est un bracelet d’or… Et regardez cet étrange animal… C’est très ancien ! »

Il range ces nouveaux objets dans la vitrine d’un secrétaire, méticuleusement, plaçant le bracelet en bonne place. Mais en regardant l’étrange chimère usée qui orne ce bracelet antique, l’image de la voie lui revient et l’assombrit. Il s’était promis de ne pas évoquer cet épisode, mais il y a des sujets qui passent les lèvres sans qu’on le veuille :

— « Il y a eu un drame sur la voie… Je ne voulais pas vous en parler… Dans votre état… »

— « Ha ? Encore ? Aller, racontez, vous savez bien comme nous sommes, nous, les femmes de ma famille ! »

— « Oui… Bien… Si vous voulez… Pire qu’un accident… Une femme attachée sur la voie… »

— « Ho ! Elle est morte ? »

— « Aussi morte qu’on peut l’être lorsqu’on disperse votre corps en informes hachis… »

— « Quelle horreur ! Mais… qui a fait ça ? Qui était-ce ? »

— « On ne sait rien… La machine a tant broyé… Une jeune femme… entièrement nue… Une barbarie… La tête n’est pas si abîmée, ils trouveront peut-être son identité… Ils ont arrêté tous les vagabonds des alentours, et un homme qui vit dans les bois proches du lieu… Mais… »

— « C’est l’œuvre d’un fou ! »

— « Mais j’ai fait remarquer aux inspecteurs que le choix de l’emplacement et l’heure… »

— « Que dites-vous ? »

— « Et bien… Cette pauvre fille était ficelée comme un rôti et clouée sur la traverse à un endroit où dans ces heures, le soleil déclinant aveugle le conducteur… Et puis, c’était le passage de test… lorsqu’on force la machine. Pour réussir, il fallait savoir, il fallait savoir… »

— « Vous pensez que… »

— « Oui… Que c’est probablement quelqu’un de la compagnie… Du chantier… »

à suivre…

 mouche

Précédemment : Osmin – prologue #1

 

 

 

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