« Que fais-tu sur le bureau de ton père ? »

[dropcap]I[/dropcap]l ne sursaute même pas. La chose fait partie de son plan. Sa mère s’approche et « Ha, tu dessines ? Prends bien soin des plumes, mon garçon ! », et elle le laisse courbé sur sa feuille, tentant de copier avec application la gravure épique du très gros livre ouvert au dessus. Il s’installe là, comme lui permet son père, et sait qu’il gagne ainsi la confiance de tous. Il est exactement placé au centre des deux piliers d’acajou que forment les caissons à tiroir de ce bureau monumental, exactement au centre du bureau, exactement au centre de la pièce, entre les deux colonnes de bronze à bustes d’Égyptiennes et sphinx ailés dont il suivit si souvent les formes du doigt, plus petit. Jusque-là, il avait été fasciné par les visages brillants sans jamais se préoccuper des austères tiroirs ni de leur contenu ! Et maintenant, dans le secret de sa petite caboche, toute son attention n’était tendue que vers eux.

Voilà le plan : rester très longtemps sur un dessin pour gagner un long espace de liberté. Ensuite, surtout, ne pas se précipiter… ne pas faire n’importe quoi. Attendre le calme, le silence. Il sait qu’il ne doit laisser aucune trace. Alors, il a décidé de prendre son temps. Il a tout son temps. Il s’occupera d’un caisson après l’autre, en commençant par le gauche. Et ensuite un tiroir après l’autre, en commençant par le plus haut. Limiter les risques, et répertorier… Alors, ce jour-là, il se lance et ose. Il sait que le bureau est resté ouvert. Il entrouvre le premier tiroir qui glisse en silence. Du papier, beaucoup de papier. Ce ne sera pas facile. Il hésite une seconde, se lance. C’est lourd. Il tente de tout attraper, mais ses mains sont trop petites. Alors, il déplace le tas par couche, en reconstruisant l’ordre. Il retourne le tas, pour le reconstruire en le feuilletant. Il écoute la maison. Il sait qu’à la première marche attaquée, au rez-de-chaussée, le bois va crier, de ces cris qui lui font si peur la nuit, et qu’il saura, et qu’il aura le temps de ranger.

Mais son butin est décevant. Non, en fait, rien ne fut vraiment décevant, car si son feuilletage méticuleux ne découvre que des documents de travail, des lettres à l’allure administrative, des plans succincts, ces choses de son père ont toutes l’attrait d’objets mystérieux et sacrés. Il s’attarde sur les riches gravures des en-têtes des lettres, mais ne trouve rien pour fixer longtemps son attention. Il ne comprend rien.

Vérifiant la rigueur de la pile, il remet tout à sa place et referme le tiroir. Dans sa tête : « un », il commence le décompte de son exploration.

Il sait que s’il ne veut pas prendre de risque, il devra se contrôler et s’en tenir au programme. Même si tout ce qu’il trouve est peu passionnant. Dans le deuxième tiroir, il va trouver un étrange dossier parlant de sa mère. Il va comprendre que ça parle de sa mère, et la chose va beaucoup le troubler. Il ne comprend pas tout, ne pourra pas tout comprendre avant longtemps, mais ça va pourtant suffire à l’ébranler et ébranler son petit monde d’autorité féminine. Il grandit dans le reste d’un monde qui s’éclipse, un monde où certaines femmes ont cru qu’elles pourraient enfin trouver une place dans la société. Les femmes de la famille de sa mère sont ainsi les héritières d’un grand espoir d’émancipation. Il ne le sait pas, mais les choses ont rapidement repris leur place, c’est-à-dire la place de l’homme, bien assise, et la place de la femme, bien rangée. Et dans ce dossier, s’il ne comprend pas « vraiment », il comprend en substance que son père parle de sa mère comme d’une personne mineure, et qu’il s’adresse à une autorité supérieure. Il ne peut pas imaginer qu’en fait, de par son ascendance, elle a été soupçonnée d’avoir eu un engagement occulte dans la lutte contre l’empire, et même peut-être d’être membre d’une société secrète qui voulait restaurer la République… Il ne peut comprendre que son mari a dû entretenir une correspondance fournie avec les autorités, et que, étrangement, sa grossesse, celle qui a donné naissance à Osmin, allait la sauver de terribles représailles. En effet, enceinte, elle ne pouvait être soupçonnée de courir la campagne ! Non, il ne peut pas comprendre tout ça. Mais il saisit ceci : sa mère si autoritaire est ici, dans ces courriers, comme une enfant sans défense. Et la chose le trouble. Voilà qui contredit l’ambiance familiale et le comportement général de sa mère.

Disons-le rapidement, il ne trouvera rien d’autre que ce trouble dans cette colonne d’acajou. Son monde était juste devenu simplement et tranquillement plus complexe, plus ambigu, plus trouble…

Il lui faudra encore attendre pour explorer le tiroir de droite… celui qu’il s’est gardé pour la fin pour une très bonne raison : il sait que c’est celui du secret. Il ne connaît rien du secret, mais depuis longtemps, il sait que ce côté est celui qui cache le « tiroir secret », qui s’ouvre en plaçant la main dans une certaine position là, juste là, lorsqu’on la glisse ici, et que résonne cet étrange déclic.

à suivre…

Dessin de sphinx par Étienne Gravier, 1885

 

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Osmin #1

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