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En ces temps d’anniversaire, c’est peu dire que Lucky Luke est à la mode. Le cow-boy sort du désert et se découvre de nombreux admirateurs peu audibles ces dernières années : il était temps.

Une des conséquences de cette redécouverte est la mise en lumière de la première décennie du personnage, alors que Morris était encore seul aux commandes. En effet, les textes de Goscinny ont longtemps fait oublier la qualité des albums qui les ont précédés. Dans la grande fête de 2016, ce n’est plus le cas : témoin la superbe exposition L’art de Morris à la Cité de la bande dessinée et de l’image, bien sûr, mais aussi une réédition de luxe de Phil Defer, qui traite l’album comme un chef d’œuvre, et enfin la nouvelle intégrale Dupuis. On attend beaucoup des introductions de Christelle et Bertrand Pissavy-Ivernault au vu de leur formidable travail sur Spirou.

Au milieu de ces célébrations, il reste bien des choses à dire sur ces centaines de planches à peine abordées par la critique, et notamment sur la façon dont se crée l’univers scénaristique de la série. En effet, le Lucky Luke qu’on y trouve est très différent de celui qu’on lira sous la plume de Goscinny, et permet de mieux comprendre les transformations que celui-ci apportera.

Lucky Luke le cow-boy sédentaire

On sait que les premiers récits publiés dans Spirou n’étaient pas prévus pour l’album et qu’il faut intervertir certaines histoires pour les lire dans l’ordre (en l’occurrence Arizona 1880, reporté dans le deuxième album, et Tumulte à Tumbleweed, dessiné dans un second temps pour compléter Pat Poker). Une des premières surprises du lecteur chronologique de Lucky Luke est de constater à quel point les deux premières bandes se suivent. Entre Arizona 1880 et La Mine d’or de Dick Digger, c’est non seulement les méchants qui reviennent (Big Belly et Mestizo), mais aussi un shérif ami de Lucky Luke et même le nom du village, Nugget-City. On pourrait presque croire que Morris choisit de raconter une seconde fois la même histoire aux lecteurs de Spirou qui n’ont pas eu en main l’Almanach 1947, si la numérotation des planches ne se suivait pas d’un épisode à l’autre. En réalité, Lucky Luke n’est pas du tout un cow-boy en quête d’horizons lointains, mais un habitant à peu près intégré à son habitat. Relativisons : il ne semble pas spécialement reconnaître Big Belly et Mestizo dans Dick Digger, et les autres personnages secondaires sont inexistants. Mais la distance entre ces histoires cartoonesques et le voyageur classique reste surprenante.

big belly et mestizoMestizo et Big Belly (La Mine d'or de Dick Digger, original extrait de L'Art de Morris)

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Le shérif de Nugget-City (La Mine d'or de Dick Digger, parution dans Spirou)

Dans le résumé qui ouvre Le sosie de Lucky Luke, probablement écrit par Morris, le changement est clair – mais souligne rétrospectivement ces origines casanières : « Lucky Luke ne trouve aucun attrait dans la vie monotone qu’il mène à présent. Voulant à tout prix fuir le village où rien ne se produit, il selle Jolly Jumper et disparaît. »

Dès lors, les villages se suivent et se ressemblent, sans que le cow-boy se pose quelque part. Morris situe généralement ses récits en Arizona, à l’exception de Hors-la-loi, calqué sur le véritable trajet des frères Dalton. Quand il ne nous rappelle pas le nom de l’état, ce sont les décors évocateurs de Monument Valley ou la proximité de la frontière mexicaine qui dénotent le sud des États-Unis. Oxbow-Gulch, Nugget-Gulch, Desperado-City, Bottleneck-City, Bottleneck-Gulch… On dirait les résultats d’un logiciel de composition aléatoire de noms de lieux !

Parmi les figures récurrentes de ces villages, on trouve déjà les croque-morts, franchement antipathiques et toujours du côté des vilains, et les barmen, interchangeables et curieusement tous mexicains, comme les cuisiniers sont chinois et costauds. C’est avec Pat Poker que le bar-hotel va se transformer pour de bon en saloon, un lieu de pouvoir dont le joueur fait sa base d’opérations comme ensuite O’Sullivan. Dès lors, le barman mexicain se marginalise. En héritant de ces éléments, Goscinny s’en servira modérément, rendant ses croque-morts plus sympathiques et donnant aux barmen une dimension bonhomme et muette, trouvant surtout des identités particulières aux villages traversés par le héros, en fonction de la lâcheté, du nombre ou des mauvaises habitudes de leurs habitants.

Une autre figure spécifique aux premiers villages traversés par Lucky Luke est celle du méchant bourgeois, un chef de gang faussement honorable qui évoque clairement Rastapopoulos ou, toujours chez Hergé, Blumenstein. Cheat, dans Arizona 1880, C.Formol le croque-mort dans Desperado-City, Slats Slippery Nelson l’assureur dans Le Grand Combat, sont trois incarnations de la même crapule hypocrite.

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Cheat, Formol, Slippery Nelson, Rastapopoulos

Le joyeux cow-boy

Le deuxième élément spécifique au Lucky Luke de Morris, c’est la musique. Le héros ne cesse pas de chanter (sept histoires), de siffloter (dix histoires), et surtout de jouer de l’harmonica (onze histoires), voire de la guitare (deux histoires). En cela, il est l’héritier du cow-boy chantant incarné par le cinéma de l’entre-deux-guerres, les Roy Rogers et les Gene Autry. I’m a poor lonesome cow-boy, chanté pour la première fois à la fin de Cigarette Caesar, n’est qu’une des nombreuses pièces de son répertoire, puisé dans celui de l’Ouest américain. Les auteurs de L’Art de Morris nous révèlent que c’est une citation de Along came Jones, un film avec Gary Cooper diffusé en 1947. C’est Goscinny qui fera de la chanson un final récurrent, soulignant ainsi la solitude du héros qui « reste avec son cheval » dès son premier scénario.

guitareJours de Round-Up (extrait de l'original de L'Art de Morris)

Auparavant, le journal Spirou le présentera longtemps sous la formule du « joyeux cow-boy », plutôt curieuse quand on pense à quel point il est devenu par la suite le « cow-boy solitaire ». On retrouve ainsi l’expression dans le résumé initial de Buffalo Creek, dans une publicité pour l’album Arizona dans Bonnes Soirées ou dans le texte de 4e de couverture des albums entre 1952 et 1955 : « Lucky Luke le joyeux cow-boy et son sympathique cheval Jolly Jumper vivent des aventures hilarantes dans le cadre du Far-West ».

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4e de couverture au milieu des années 1950

Le modèle cinématographique se retrouve également dans le rôle prépondérant donné à Jolly Jumper. Si celui-ci ne parle pas encore, et ne pense pour ainsi dire pas, il s’affiche aux côtés de son maître avec l’importance de Silver pour le Lone Ranger ou de Topper pour Hopalong Cassidy. Aussi l’intitulé de la série est-il d’abord Lucky Luke et son cheval Jolly Jumper, avant d’osciller et finalement de se simplifier définitivement en Lucky Luke lors du troisième épisode. Ils sont encore à égalité au début de Pat Poker, annoncé dans Spirou sous la formule « Yip-Piii… Les revoilà ! »

On sait ce que Goscinny fera du cheval. Mais Jolly Jumper ne retrouvera jamais cette place comme personnage-titre, à la rare exception du court récit tardif Un amour de Jolly Jumper. À comparer avec les fortunes narratives des Dalton ou de Rantanplan !

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Les différents Lucky Luke

La troisième grande surprise en relisant ces planches est de constater à quel point Lucky Luke y est somme toute peu présent. Dès le début, il n’est pas rare qu’il soit carrément absent de certaines planches, et à partir de 1949, il prend presque une attitude d’observateur. Dans La Ruée vers l’or de Buffalo Creek, il est responsable de la ruée mais impuissant à en arrêter la folie. Dans Le Retour de Joe-la-Gachette, dans Jours de Round-Up comme dans Le Grand Combat, il se contente d’évoluer en marge du récit et ne se met en marche qu’à la toute-fin, dans une course-poursuite qui est aussi le « clou » de l’épisode. Enfin, la dernière histoire publiée avant le recours à Goscinny, Lucky Luke et Pilule, porte très mal son nom puisque le cow-boy y est seulement narrateur, apparaissant à l’ouverture et à la conclusion. C’est à croire que Morris en a rapidement assez de son personnage, qu’il va pourtant apprendre à aimer au fil des années jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer.

On sent cette envie de renouvellement dans les révolutions formelles, souvent déjà commentées : il y a sans doute trois grandes parties distinctes dans cette décennie. La première, la plus cartoonesque, témoigne du passage de Morris par le studio CBA, et rassemble les deux aventures à Nugget-City. Après deux gags similaires, Le Sosie de Lucky Luke inaugure une deuxième époque faite de courts récits, plus variés, prenant racine dans la vie réelle des cow-boys (Rodéo, Jours de Round-Up) ou illustrant des actes de justice (Cigarette Caesar, Joe-la-Gachette). C’est la première période américaine, où Morris s’appuie sur ses souvenirs du Mexique et choisit les mêmes sujets que Franquin. Enfin, avec Pat Poker commence une troisième partie. Le dessinateur s’est donné le temps de la réflexion, Lucky Luke est absent de Spirou pendant presque un an avant le début de Nettoyage à Red-City ; à son retour le personnage est plus dur, mais aussi plus parodique. Morris a fait la connaissance de l’équipe de Mad et l’influence de Jack Davis est sensible. Les grands récits qui suivront sont déjà très proches de l’esprit classique de la série, et ce sont ceux-là qui resteront surtout dans les mémoires : Pat Poker, Hors-la-loi, Docteur Doxey et Phil Defer.

L’album commence alors à être dans sa ligne de mire, même s’il n’arrive pas encore à atteindre les 44 pages d’un coup. Pour atteindre le bon format, il lui faut faire des histoires complémentaires de quelques planches, et souvent uniformiser le nombre de cases en ajoutant de nouvelles vignettes pour remplacer les cases-titres ou les strips manquants (ainsi, toutes les premières cases de Doc Doxey sont ajoutées pour l’album, ce qui ralentit considérablement l’action).

Le personnage est donc en chantier permanent. Le premier apport de Goscinny sera non seulement de structurer le récit en fonction de l’album, mais aussi de stabiliser la série dans un univers donné. Grâce à son esprit de système, il s’éloignera du registre flottant et figera Lucky Luke dans sa forme classique.

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Annonce de Nettoyage à Red-City dans Spirou en 1951

Cet article inaugure une série d’études sur Lucky Luke, réalisées en collaboration avec Michaël Baril. La suite bientôt !

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