En 1997, O.K. Corral n’est certes pas un des meilleurs albums de Lucky Luke. Il est difficile de prétendre que Morris est encore dans ses grands jours lors de sa réalisation. Pourtant, dans ses jeux de miroirs, c’est une aventure atypique qui ne manque pas d’intérêt.

Fréquence nostalgie

C’est d’abord une tentative de retour aux origines de la série. Plutôt isolé au milieu des nombreux albums historiques ou daltonesques des années 1990, O.K. Corral renoue avec la veine western de Lucky Luke. Déjà par son thème : le règlement de comptes de O.K. Corral est une des grandes légendes de l’Ouest, et Wyatt Earp un de ses plus grands héros, souvent incarné au cinéma. Il compte même parmi les références ayant inspiré Morris pour définir son propre personnage. Dans l’ouverture de l’album, les scénaristes vont jusqu’à représenter Lucky Luke en convoyeur de bestiaux, un métier qu’il n’avait pas pratiqué depuis les années 1950.

Éric Adam témoigne : « On aimait bien revenir aux fondamentaux : il est cow-boy. Mais ça avait aussi une vraie raison d’être par rapport au titre de l’album. Un corral, c’est l’endroit où les cow-boys mettent les vaches le soir, quand ils font une halte dans une ville. Une espèce de parking public pour les vaches, en gros. »

Hélas, ce retour aux sources est contrecarré par la raideur du dessin de Morris, bien loin de ses grandes années. Même si les albums de cette époque restent d’une grande lisibilité, comparés à certains de nos contemporains et particulièrement aux reprises de Lucky Luke par Achdé, il n’est pas contestable que le dessinateur est victime de son âge. Morris, à soixante-quatorze ans, n’a pour ainsi dire pas réduit la voilure et continue de dessiner un Lucky Luke par an. Pour en faciliter l’exécution, il n’hésite pas à simplifier les scénarios, quitte à sucrer les gags au passage, au point que ses collaborateurs le surnomment « Monsieur Moins ».

Éric Adam : « Il a enlevé beaucoup de choses, des gags qu’il ne trouvait pas drôles, et qui ne l’étaient peut-être pas, ou qu’il ne comprenait pas. Et des trucs qu’il trouvait trop compliqués à faire ou à dessiner. Morris a été jusqu’au bout un immense dessinateur, mais à force d’aller à l’efficacité, je dirais qu’il allait à la facilité. Dans O.K. Corral, il y a des bagarres de saloon : pour moi ils étaient 40, il y avait un type qui cassait sa chaise sur l’autre, le pianiste qui se faisait tirer dessus… et on décrivait tout ! Mais finalement c’est une petite case où Lucky Luke donne un coup de poing à l’autre. »

Itération iconique

Surtout, Morris se fait connaître à cette époque pour son utilisation intensive de la photocopie, que le magazine Bo-Doï ne manque pas de brocarder. C’est une constante de la période Lucky Productions, flagrante dans des albums comme Les Dalton à la Noce ou O.K. Corral. La chose est d’autant plus troublante que Morris continue de donner une grande place à l’image et de privilégier les messages visuels, n’assumant pas son astuce comme le feront plus tard Lewis Trondheim ou Bastien Vivès avec des choix artistiques plus clairs. Les scénaristes Fauche et Adam vont décider de faire contre mauvaise fortune bon cœur et d’exploiter la chose comme effet comique.

Éric Adam : « Cette histoire de photocopieuse est quand même très amusante : je pense que Morris, avec la facilité à dessiner qu’il avait, serait allé plus vite à dessiner qu’à monter sa photocopieuse, faire le découpage de la photocopie et recoller le truc sur la planche ! On s’est dit : autant utiliser le truc. Dans OK Corral il y a deux familles, les Earp et les Clanton, et volontairement on lui a dit : ils ont tous la même tête, comme les Dalton. Évidemment il a sauté là-dessus à pieds joints. Ça nous faisait rire. »

Le résultat est curieux. Recyclage constant, l’album dégage une impression surréaliste d’autocitation, d’autant plus troublante que Lucky Luke lui-même n’y occupe pas une place majeure. Le devant de la scène est dominé par ces épigones des Dalton que sont les Earp et les Clanton, tous sans personnalité notable, et un croque-mort multi-fonctions qui montre son visage à longueur de vignette. Les plans rapprochés se succèdent, jusqu’à ce cas-limite où pendant une demie-planche, la discussion a lieu par affiches en gros plans interposées.

Quelques collages, dont raffolait Morris, des bouts de trames posées de loin en loin, et les typographies informatiques qu’il pose régulièrement sur son dessin, donnent l’impression d’un logiciel emballé, où la main de l’homme se frotte à une machine incontrôlable.

Par moments, le dessin semble atteindre un idéal d’efficacité où le trait n’est plus qu’un code, le dessin une écriture, et où les personnages, dans une forme d’éternel plan fixe, ne sont que des simulacres.

Éric Adam : « Il le disait lui-même, quand on lui demandait pourquoi il n’utilisait que trois positions pour faire courir Jolly Jumper : « Pourquoi m’emmerder ? Le lecteur comprend. Pourquoi en chercher une 4e, une 5e ? Avec ces trois positions, le lecteur comprend tout de suite. » C’était d’ailleurs la démarche de Rodin, aussi : il avait des banques de mouvement et il s’en servait pour ses différentes statues. »

Des vachers au tribunal

Cet album à l’identité singulière a une dernière raison de soulever notre intérêt : c’est qu’il est le témoin d’un moment-clé. Si Éric Adam signe son premier album de Lucky Luke, parallèlement à un Rantanplan dessiné par Michel Janvier, Xavier Fauche en est à son huitième. Adam prend symboliquement la place de Jean Léturgie, après la séparation des principaux scénaristes depuis la mort de Goscinny. Mais ce nouveau duo Fauche-Adam ne durera pas, entraîné dans un grand procès où sont regroupés, contre Lucky Productions, une grande partie des collaborateurs de Morris : Fauche, Adam, mais aussi Léturgie, Yann, Conrad et Janvier tournent donc la page de leurs participations à l’univers de Lucky Luke. Les derniers albums de Morris seront soutenus par une autre équipe, plus réduite, composée de Bob de Groot, Patrick Nordmann et du studio de Vittorio Leonardo.

O.K. Corral est donc le dernier album de l’équipe historique qui avait succédé à Goscinny. Il garde d’ailleurs une trace de cette succession en la personne de Tom Taylor, un cow-boy d’Abilène ami de Lucky Luke qui rappelle beaucoup Hank Wallys, le personnage créé par Goscinny pour Le Cavalier blanc, vingt-deux ans plus tôt.

Et pour cause ! Morris vient d’être attaqué en justice par Anne Goscinny, qui lui reproche de ne pas lui verser de droits pour les albums de la série Rantanplan, dont le héros éponyme avait été créé avec son père. Alors que la norme de Lucky Luke, à cette époque, est de réintroduire des personnages de l’époque classique, Morris va changer brutalement de politique et transformer au dernier moment Hank Wallys en Tom Taylor.

Porte d’entrée dans l’ère des procès, O.K. Corral est en même temps la dernière célébration de Morris. En 1997, on fête le cinquantième anniversaire de Lucky Luke, et, en Belgique, le centenaire de la bande dessinée. Morris sera donc associé au Centre Belge de la Bande Dessinée pour une année riche en expositions, médailles officielles et reconnaissances de toutes sortes. Une grande tournée à l’été 1997 confirme la popularité d’un auteur qui est à l’époque tout simplement celui qui a vendu le plus d’albums.

Ce faste s’évanouira dans les procès à venir, et Lucky Productions retrouvera sagement le chemin de Dargaud, tandis que Lucky Luke connaîtra encore quelques albums de moins en moins convaincants.

Les citations non sourcées proviennent d’entretiens menés avec Michaël Baril
Les images sont extraites de l’album Ok Corral, Lucky Productions / Lucky Comics.

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