Continuons notre panorama du meilleur Lucky Luke post-Goscinny. Après Le Magot des Dalton, nous en arrivons au Bandit manchot, premier scénario de Bob de Groot, paru dès 1981. Délaissé par les gardiens du temple, remémoré avec émotion par les grands enfants, l’épisode mérite d’être relu.

Léonard au Far-West

Bob de Groot : « Un jour mon téléphone sonne, je décroche : Bob ! C’est Morris ici. Dis, j’ai bien réfléchi. Maintenant, Goscinny est mort. Est-ce que tu pourrais me faire un scénario de Lucky Luke ? » Gros amateur de machine à sous, de luna-parks et de jeux en général, le scénariste utilise deux personnages historiques, les frères Caille, et leur fait tester leur machine dans tout le Far-West. L’occasion d’une série de gags plus que d’une véritable aventure. « J’avais mon fil conducteur. Alors au fur et à mesure je laissais aller ma plume pour savoir ce qui allait se passer. C’est peut-être ça aussi qui a fait le succès : je n’ai pas essayé de plaire à Morris, j’ai essayé de plaire à tout le monde et surtout au lecteur. Mais Morris aimait bien ce que je faisais, ça le faisait rire. On a bien rigolé. »

Inventeurs dignes de Léonard, Adolphe et Arthur Caille sont surtout des bricoleurs de génie qui ne cessent pas de nous présenter les mécaniques les plus folles. Main télescopique, lit-valise, rasoir à ressort ou cafetière sifflante, le tout parfaitement construit par Morris, ont un petit air des machines de Rube Goldberg, ou, plus thématiques, celles d’Artemus Gordon dans Les Mystères de l’ouest.

Un album marquant

C’est ici que nous trouvons pour la première fois l’image de Lucky Luke portant Jolly Jumper : déjà préfigurée en 1972 dans une émission de Tac au Tac, c’est vrai, mais qui trouve enfin sa forme définitive, reproduite à plusieurs reprises dans les années qui suivent (dans les flashbacks de L’Alibi, par exemple, et parmi les figurines Pixi, à dix ans d’intervalle).

Plus généralement, Le Bandit manchot servira souvent de référence graphique par la suite, en particulier pour Vittorio Leonardo et son studio. Adolphe Caille, par exemple, sera souvent recyclé en fermier.

Enfin, pour ce qui est de l’audiovisuel, l’aventure sera également intégrée à la série animée de IDDH, en 1991, et fera partie des références détectables dans le film Lucky Luke de James Huth.

Tout cela prouve que la vitalité de la série ne s’arrête pas à la mort de Goscinny, et que les fondations continuent d’être posées en cette année 1981.

Ingéniosité mécanique

Bob de Groot s’appuie sur des running gags enrichis au fil de l’album, façon Goscinny. Mais il fait aussi plus fort que son illustre prédécesseur en parvenant à faire passer dans les dialogues de nombreux jeux de mots, là où Morris, dit-on, les supprimait impitoyablement jusque là. Peut-être aussi les gags de de Groot passaient-ils mieux à la traduction : ainsi de cet hôtel Hilltown, planche 6, ou des innombrables analogies entre le repas et le jeu, planche 23.

Le scénariste ne se contente d’ailleurs pas de suivre la tradition. Il la dépasse en flirtant plus d’une fois avec l’absurde, en fidèle amateur de Tex Avery. En vrac, sur le chemin des frères Caille, le lecteur croisera la ville de Gulch Gulch, un chien recouvert de goudron et de plumes, et un homme tellement habitué à jouer le rôle d’un cheval qu’il finit par semer Jolly Jumper.

Le non-sens permet aussi de jouer avec habileté des codes : le revolver de Lucky Luke, vide après 14 coups, Jolly Jumper, qui grimpe à la verticale, ou qui propose à son cavalier de partir en chantant vers le soleil couchant. Et ces sorciers indiens qui parlent l’anglais d’Oxford, à la manière du dessin animé d’Hanna-Barbera à la même époque.

De l’art de la reprise

En réalité, si de Groot aborde la série avec une ironie toute particulière, c’est qu’il la connaît bien, après avoir écrit le scénario de plusieurs histoires courtes dessinées par le Studio Dargaud en 1978. « Lucky Luke c’était un de mes personnages préférés, c’est comme si Hergé m’avait demandé de faire du scénario pour Tintin. C’était ça ma locomotive : pouvoir disposer du personnage de quelqu’un d’autre, interpréter ses règles. »

Un des running gags de la première moitié du récit consiste à revenir systématiquement sur le moment du réveil, comme dans Léonard. Dès la première vignette, le soleil se lève sur une ferme anonyme de l’Ouest ; mais le coq se révèle mécanique et s’enraye à la seconde case. Le scénariste réunit dans cette image récurrente le passé et le présent, associant le coq et le réveil-matin dans une entité unique. De la même façon, pour réparer une roue brisée, les frères Caille la munissent de trois paires de chaussures : la modernité passe par le retour aux techniques traditionnelles, et le cliché désuet résiste lorsque le futur rôde.

En bricoleurs anachroniques, Adolphe et Arthur Caille sont comme personne des prototypes de l’histoire de l’Ouest, où on part de rien pour arriver au sommet. En passant dans une petite bourgade où les gens ne sont pas joueurs pour deux sous, ils fondent la légende de Las Vegas. Fermiers, ils font la richesse des hommes qu’ils rencontrent, qui parviennent inexplicablement tous au jackpot. From rags to riches !

À l’inverse de ces renaissances, une scène est réservée au croque-mort et à la vallée de la mort, presque à la fin du livre. Mais la séquence ne dure que deux planches, et aucun danger n’y menace les héros. Décidément, la mort n’est qu’une apparence et les personnages peuvent bien voyager placidement dans le corbillard, le sarcophage n’est qu’une machine à sous. Quatre ans après le décès de Goscinny, psychanalystes s’abstenir ! Bob de Groot bannit la nostalgie et propose un discours optimiste, tourné vers l’avenir. L’Ouest se construit désormais avec des idées, mais se construit toujours.

De Funès

Un autre des éléments qui ont fait la postérité du Bandit manchot, c’est la caricature de de Funès, procédé assez rare après la mort de Goscinny, et ici largement exploité. « Il y avait un bandit, racontait de Groot sur France Inter en 1995, qui devait être plus nerveux, plus irritable, plus irascible. Au moment où je le crée, je voyais de plus en plus que si ça se passait au cinéma, c’est un rôle que j’aurais donné de toute évidence à Louis de Funès. Alors j’ai téléphoné à Morris, j’ai demandé si ça le dérangeait il m’a dit pas du tout, et j’ai pu écrire un dialogue à la de Funès. S’il m’avait dit : ça ne m’intéresse pas de faire une caricature de de Funès, les dialogues auraient été différents. »

De fait, l’hommage à de Funès sera souvent cité parmi les grandes caricatures de Morris, dans La Face cachée de Morris par exemple. Paradoxalement, le souci de de Groot d’intégrer la caricature dans l’écriture du récit accentuera son décalage avec le credo. Du temps de Goscinny, les caricatures étaient toujours discrètes, potentiellement invisibles. Le scénariste se contentait de préciser, pour Baltimore dans Le Cavalier blanc, par exemple, « Je le vois dans le genre John Barrymore », et Morris suivait. On pouvait alors croire à la participation des acteurs au récit, impliqués dans leur personnage de second plan. Ici, la caricature de de Funès, comme dans ses films, surinterprète, surjoue, explose. « Pchhht !… Et puis Boum ! » « Regarde-moi bien !… Pas là !… Là ! » On ne peut fermer les yeux sur sa participation.

Surtout, ce qui aurait pu n’être qu’un élément de parcours devient du coup une scène-clé de l’album. De Groot et Morris allongent les séquences avec de Funès et son comparse, les laissant même seuls en scène pendant plusieurs planches. Alors que tout le récit est construit sur une structure linéaire, souvent exploitée par Goscinny dans La Caravane ou ailleurs, il prend ici un brusque chemin de traverse. Le Bandit manchot tire de cette irrégularité une identité bancale, qui fait son charme et offre le flanc à la critique en même temps.

Jolly Jumper

Enfin, la plus grande audace de de Groot reste son traitement de Jolly Jumper. Habituellement, le cheval caustique s’adresse au lecteur, à la cantonade, au cheval voisin, et éventuellement à son cavalier, mais celui-ci ne semble jamais l’entendre. De Groot brise cette logique d’aparté en nous présentant, dès l’apparition de Lucky Luke sur la scène du Bandit manchot, un véritable dialogue entre son cheval et lui. « J’ai une idée ! Si on jouait ça aux dés ? Le perdant porterait le gagnant… Hein ? – Hahaha ! Tu sais jouer aux dés, Jolly Jumper ? – un peu, cow-boy, un peu. »

De Groot : « J’ai demandé à Morris. Je lui demandais chaque fois. « Fais comme tu veux. » « Fais comme tu le sens. » Il avait confiance en moi avant que je commence. De toutes façons, je trouvais ça plus sympa. Je parle avec mes chiens. Ils me répondent, hein ! »

Après tout, on aurait pu imaginer que le statu quo goscinnien évolue, et que Jolly Jumper, qui avait déjà successivement perdu puis conquis la parole dans les années 1940 et 1960, parvienne maintenant à communiquer bel et bien avec son cavalier. Il n’en sera rien. Mais cette capacité d’échange entre le cheval et le cavalier restera un marqueur fort des scénarios de de Groot, présent dans l’histoire courte L’école des shérifs comme dans les albums tardifs de la fin des années 1990.

Ce qu’on peut en retenir

Bien sûr, on peut toujours retenir à la charge du Bandit Manchot sa construction irrégulière et ses écarts par rapport à la norme goscinnienne. Mais il faut aussi mettre à son crédit la fantaisie loufoque dont Bob de Groot fait la matière de ses meilleurs scénarios. Il a introduit dans l’univers de Lucky Luke une liberté de ton nouvelle, une envie d’improvisation qui le rapprochait de la tradition flamande et amorçait des pistes pour faire évoluer la série. Finalement, il n’en est pas resté grand chose dans les années suivantes, le poids de l’héritage de Goscinny ou la valse des scénaristes auprès de Morris n’ayant pas permis l’émergence d’une vraie nouveauté. Pour autant, cette curiosité-là mérite amplement notre intérêt et notre tendresse.

Malheureusement, de Groot ne scénarisera qu’un seul album dans cette période. Morris étrenne alors sa liberté toute neuve, et la règle est encore de changer de collaborateur à chaque album. Fauche et Léturgie, les premiers, réussiront à remettre le couvert avec le Daily Star. Dès lors, de Groot annoncera à plusieurs reprises son projet de se lancer dans un nouveau scénario de Lucky Luke. En juin 1984, au festival de Sierre, Morris l’y encourage. Mais le succès de Léonard aura le dessus. Il ne reviendra que plus tard, dans des albums moins mémorables.

Les citations non sourcées proviennent d’un entretien avec Bob de Groot et son épouse mené avec Michaël Baril en juillet 2018.

3 thoughts on “Lucky Luke après Goscinny – 2/10 : Le bandit manchot

  1. I personaly found this Lucky Luke very weak as far the plot goes. Few good ideas but poor execution. I like the idea of De Funnes as the bag guy but he feels force into the story.

    But then I read « Les Dalton à la noce » and it was much, much more worse…

  2. Très bonne critique.
    J’ajouterais juste une omission : il y a double caricature, car le comparse de De Funès est une caricature de Patrick Préjean.

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