S’il y a un cow-boy de papier dont les liens avec Lucky Luke sont évidents, c’est bien Jerry Spring. Les deux séries ont cohabité dans Spirou de 1954 à 1966, et les deux dessinateurs se connaissaient bien : Jijé avait été une espèce de tuteur professionnel pour Morris à l’époque de la « bande à quatre », jusqu’à voyager de concert avec lui en terre américaine. Notons aussi que Jerry Spring a bénéficié d’un scénario de Goscinny en 1956, pour l’un de ses rares travaux réalistes, et alors que celui-ci s’installait à peine sur Lucky Luke. Une mise en parallèle des deux séries s’impose.

À sa création en 1954, Jerry Spring vient remplacer Red Ryder, abandonné deux ans plus tôt. Lucky Luke ne semble donc pas pouvoir suffire à incarner le western dans Spirou. Pourtant, aucun autre genre institué n’est représenté dans le journal à la fois en version réaliste et en version humoristique. C’est peut-être qu’au-delà de la différence de ton, Lucky Luke est à l’époque fragilisé : Morris est bien long à faire mûrir ses histoires, et Phil Defer vient d’être cantonné au journal du Moustique, pour cause de trop grande violence. Jerry Spring, lui, n’a pas de mal à enterrer ses ennemis directement dans Spirou.

Jijé est peut-être plus révérencieux, sinon moins violent, que Morris. Sa série détonne aussi par sa modernité. Il situe d’emblée l’action à la frontière mexicaine, et c’est là que se dérouleront la plupart des épisodes de Jerry Spring, dans les arroyos et les mesas. Le cow-boy ne s’aventurera au Nord que rarement, à l’opposé des habitudes de Lucky Luke. Surtout, Jijé donne le second rôle à un mexicain, Pancho, quand Morris n’en faisait que des figurants méchants ou paresseux. De même que les apaches de Trafic d’armes, en 1955, sont beaucoup plus respectueux que les Pieds-Bleus caricaturaux du voisin : il faudra attendre Canyon Apache, en 1970, pour que Lucky Luke croise des indiens sans plume et visite Monument Valley. Dans cette comparaison, l’aînée des deux séries apparaît donc singulièrement conservatrice dans son discours.

Pourtant, Jerry Spring montre aussi une filiation avec Lucky Luke, et cela dès Golden Creek, le premier épisode, qui cite la poursuite du docteur Doxey avec des vignettes quasiment similaires. Un modèle cinématographique existe peut-être, mais la proximité des dates (1953-1954) ne laisse pas de doute : c’est la série comique qui a influencé la réaliste.

Jerry Spring, à bien des égards, reprend d’ailleurs le modèle du justicier solitaire qui se fait alors rare à l’écran, mais que Lucky Luke continue de représenter. Même les couleurs du costume sont d’abord identiques, avant que Jerry opte pour un foulard blanc dans Yucca Ranch.

Spirou n°831 en 1954 et curiosité allemande de 1972. Il est vrai que ces couleurs n’étaient pas rares chez les cow-boys, comme dans ce comic-book consacré à Tom Mix en 1952.

Les rapprochements plus ou moins gratuits ne manquent pas. Jerry est souvent sollicité par un télégramme au cours de sa sieste, ou par un rendez-vous avec une huile de Washington. Fort et courageux, inséparable de son cheval Ruby, il aide les colons à atteindre la Californie, empêche les lynchages, poursuit les bandits au Canada et cherche à empêcher la guerre avec les Indiens. Petit panorama du genre (les images suivantes étant extraites des albums, les couleurs sont généralement plus tardives que la date mentionnée) :1960 1962 19631961

1966

1954

1962

1951 1956

1952 1955 1961 1962 1962 1964

1955 1967

1960 1963

Plus notable peut-être, l’album de Lucky Luke Le 20e de cavalerie, en 1964, s’il fait référence au Massacre de Fort Apache de John Ford et au Lieutenant Blueberry, déplace curieusement l’action dans le Wyoming, comme l’avait fait Jijé dans Fort Red Stone en 1958.

Tout au long de leur cohabitation, les auteurs ne manqueront pas de jouer l’un avec l’autre. C’est Morris qui ouvre le bal, peut-être inspiré par son scénariste, avec une citation purement graphique dans Sur la piste des Dalton, en 1960 (et peut-être aussitôt après, dans À l’ombre des Derricks, le mexicain de l’image ci-dessus).

Trois ans plus tard, Goscinny en rajoute une couche dans Les Dalton se rachètent, avec une fameuse méprise de Ran-Tan-Plan, soulignant les similitudes entre les deux héros.

Jijé ne pouvait être en reste. En 1965, Jerry Spring, à l’heure de prendre un pseudonyme, choisira Lucky Buck. Un clin d’œil renforcé par la précision qu’il tire vite et juste, au point de savoir trancher un cigare en deux !

En 1966, précédant de peu la parution du Duel dans Spirou, Tortillas pour les Dalton ramène exceptionnellement Lucky Luke au Mexique, qu’il n’avait pas visité depuis l’histoire courte Cigarette Ceasar, aussitôt après le voyage commun des dessinateurs. Le nouveau catalogue d’images rappelle cette fois beaucoup plus les pages de Jerry Spring : brigands preneurs d’otages et éventuellement pilleurs de banque, fiestas, forte disparité sociale…

 

Le jeu s’arrête en 1967, année qui marque le début d’une pause pour Jerry Spring alors que Jijé rejoint Pilote. Morris le suit de peu, faisant de Tortillas le dernier album Dupuis. Désormais, Lucky Luke aura un nouveau compagnon réaliste : Blueberry.

3 thoughts on “Les voisins de Lucky Luke – Jerry Spring

  1. C’est extraordinaire ce parallélisme entre ces histoires dessinées. Il faut savoir que les lecteurs de l’époque ne cherchaient pas de puces dans les séries qu’ils lisaient chaque semaine. J’en suis un et avec avec un recul de plus de soixante ans je tombe des nues. Pourtant au contact fréquent avec les auteurs et amateur de lectures dessinées compulsif, ce que je lis là est bien analysé. C’est comme pour le coca cola, personne dans les années 50 ou 60 ne s’est inquiété de sa teneur en sucre et de l’impact des pompage sur les réserves en eau dans certains pays. Maintenant, il y a une prise de conscience générale. Votre travail est éblouissant mais il résulte d’un effet de mode analytique qu’on retrouve d’une façon souvent malsaine dans les réseaux sociaux. Tout voir et tout savoir et ensuite tout oublier en passant à autre chose. Les enfants n’ont plus le choix: leur avenir c’est une tête bien pleine plutôt qu’une tête bien faite. Votre travail a au moins un grand mérite, celui de m’inciter à me replonger dans ces séries avec un intérêt décuplé. La conclusion? Tous les auteurs ont des trucs et des ficelles. Le travail de dessinateur et de scénariste est monstrueux lorsqu’il s’inscrit dans la durée. Ceci explique sans doute cela. Qui va davantage picorer chez l’un plutôt que l’autre? Il faudrait pour cela établir une ligne du temps. Depuis ma lecture de la « Véritable Histoire de Spirou », je vois Franquin autrement et, …comme vous, j’analyse et scrute le dessin en profondeur en me replongeant autrement dans mon enfance.

  2. Un grand merci pour votre commentaire et pour votre travail patrimonial. Il y a quelque chose d’un peu déraisonnable, je vous l’accorde, à donner une large place à l’analyse de bandes dessinées qui n’en demandaient pas tant à l’époque de leur création. Mais c’est un tel plaisir d’approfondir ses connaissances et son regard sur ses lectures d’enfance que je m’y abandonne volontiers.

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