Dans mon dernier rêve, quelqu’un, une silhouette floue, masculine sans certitude, se demandait s’il devait « rester un métapersonnage », il disait ça comme ça, et plus loin, ailleurs, comme « l’homme qui ment », glissait dans mon oreille, ou une oreille de quelqu’un d’autre, ou comme détachée de moi, se penchant sur cette oreille-concept : « il faut parfois savoir s’enfermer pour être libre ». Je me réveillais mécontent, avant de comprendre qu’une alarme résonnait. Celle sur le raidillon, unique et dangereux passage qui mène jusqu’à ce plateau rocheux.

Des intrus.

Qui pouvait bien venir jusqu’ici ?

Secouant mon dernier sommeil, je traînais la patte jusqu’à mon point d’observation, cette petite lucarne qui permet de dominer les dernières courbes du chemin. Juste le temps d’apercevoir un groupe armé. Armée chinoise ou indienne ? Pas le temps d’identifier. Évidemment, j’avais prévu ce genre de situation, mais me maudissais pour avoir étouffé d’une illusoire raison mon réflexe paranoïaque d’hier, quand un chasseur chinois avait passé le mur du son et fait trembler toute la montagne. Un tour rapide de la partie avant de la lamaserie pour effacer mes rares traces. Je retrouvais enfin le mégot du cigarillo et me repliais dans la part reculée, une part pénétrant la falaise profondément par l’arrière du bâtiment. D’ici, planqué derrière les couloirs encombrés d’éboulis, je pourrais observer mes visiteurs sans qu’ils imaginent une seconde le lieu habité par un semi-spectre hirsute. Non, je ne vous décrirais pas le point d’accès à cette part occulte.

Ces gens d’armes ont rapidement tout envahi, tout fouillés sans rien trouver, ni trace de vie, ni trace de mort. Je comptais sur le temps nécessaire pour monter jusque-là et redescendre avant la nuit pour me débarrasser rapidement d’eux. Pourtant, ils prenaient leur temps. Par d’ingénieuses oreilles des murs, je pus saisir des bribes d’échanges, des ordres, quelques blagues, en chinois.

Arrêtés par les couloirs encombrés d’éboulis, parfaitement occultés sur des dizaines de mètres, ils ne purent que constater leur échec. J’y comptais bien ! La montagne, lente et lourde, à l’échelle des décennies, des siècles, s’écroulait et écrasait, effaçait, reprenait ce qui lui appartenait, et me protégeait des hommes en risquant toujours de m’enfermer définitivement.

Devant le grand couloir central partant de l’ancienne grande salle de prière, ils stationnèrent un moment, faisant le point, tentant quelques derniers sondages infructueux. J’entendis distinctement un officier lancer « personne ne peut vivre ici » et un autre lui répondre « ces sales paysans ! Racontent n’importe quoi ! » et enfin « temps perdu ».

Mon immense domaine leur resterait inconnu et inaccessible. Je me sentais Arsène dans son aiguille creuse.

Que s’était-il passé ? La rumeur, je comprenais, elle est incontrôlable et j’en avais mesuré le risque en me mêlant à la population des villages. Mais mon cerveau ne pouvait s’empêcher de créer des liens entre d’infimes choses. Je revoyais la lettre de David virevolter dans le vide. Avait-elle trouvé un nouveau lecteur ? Qui ? Je me demandais si je n’avais pas fait trop confiance dans mes anciens relais, si j’avais eu raison de laisser la vie à Chang, si je n’étais pas en train de fabriquer moi-même la nasse qui m’emprisonnerait ?

Je savais comme les gens comme moi peuvent se perdre dans la paranoïa, ne sachant plus distinguer les menaces réelles des illusions de l’instinct dévoyé.

Avant tout, je décidais qu’il n’était plus possible qu’on me confonde avec un « petit yéti ».   Je me rasais la barbe et me coupais les cheveux, mais gardais la chuba brune élimée qui me permettait de traîner relativement discrètement dans l’entre-deux des villages d’altitudes.

J’étais ici pour tout simplifier, pour simplifier ma vie, mes relations, mes actes et mes pensées, et brusquement, tout redevenait compliqué. Et je devrais bientôt me pencher sur ce nouveau mystère : pourquoi les lettres de David avaient-elles été remplacées par celles d’une certaine « Pénélope » ?

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