Je ne sais pas si je vais vous dire la vérité. Je crois que c’était un désir de liberté. Oui, un immense désir de liberté. Un désir d’air. Une pulsion de libération, une fuite. Un échouage, un « naufrage en altitude », me disent mes camarades locaux et narquois.
De quoi as-tu peur ?
me disent-ils parfois
Qui fuis-tu ?
Me disent-ils parfois
De qui te caches-tu ?
Me disent-ils parfois
Ils m’emmerdent avec leurs questions !
Et les plus narquois d’entre les narquois, ceux de la vallée : « on va en parler aux services secrets indiens / on va en parler aux services secrets chinois / on va en parler aux services secrets russes ! » au choix, selon l’humeur et la direction du vent. Mais ils sont pas toujours comme ça. Par exemple, la première fois que j’ai bu du chang avec Chang, c’était moi, le gros lourd. Bon, oui, boire du chang avec Chang, ça et le chang, ça m’a un peu explosé la tête et j’ai ricané toute la soirée. Ce qui l’a premièrement amusé, l’a rapidement lassé pour finir par l’agacer franchement… Mais je ne pouvais pas, impossible de me concentrer ! Pourtant, le sujet de notre rencontre me tenait à cœur ! Je voulais tant entendre de sa bouche, j’avais tant de questions ! Imaginez, trinquer avec l’homme qui a couché avec une Yéti ! C’est, c’était… énorme ! Et voilà que cette sale homophonie me parasite la tête et qu’à chaque fois que je tentais d’être sérieux, d’enfin lui demander les trucs intimes, sensibles, les détails quoi ! ce « chang Chang » me résonnait dans le crâne et je ricanais nerveusement ! Fiasco.
D’autant que s’il n’avait pas eu sérieuse velléité de me draguer, je crois qu’il n’aurait pas tenu deux minutes avec ce connard d’occidental expatrié… et de mon côté, plus je le regardais, plus je prenais comme une sorte d’injustice sa mésaventure dont il restait encore pourtant profondément traumatisé. Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ?
Le monde est mal fait.
A l’envers.
Je n’en saurais pas plus, et ratait ce jour-là l’occasion de me faire un ami. Saleté de routine mentale !
Saleté !
Je venais de comprendre. Tout ça, c’était au début, encore, car vous lisez dans le désordre, à cause du vent dans les feuilles. Donc, je venais de comprendre pourquoi je n’arrivais plus à écrire, de l’autre côté du monde. Épuisé toutes les théories. C’était juste ça, juste ça, cette simple chose : je ne m’amusais plus. Oui, voilà, je ne m’amusais plus. Il suffisait alors de pas grand-chose, de parcourir la moitié du globe, de gravir la pente totale du monde, de vous passer par dessus la tête, tous, de braver les tempêtes et les fauves, de tous vous/les semer, de vous/les perdre derrière un inextricable labyrinthe de proxys fantômes, d’effacer mes plus infimes traces, de mourir là et renaître ailleurs, par génération spontanée…
Enfin, après disparition totale là-bas, être là, ici, sans autre justification que la présence impérieuse de mon être.
Las.
Et dans le vent glacé, la bouche ouverte, la lèvre déformée par la pression de l’air, les gencives parcourues d’étincelles électriques, comprendre qu’il suffisait de s’amuser, juste, de jouer, de jouer par exemple avec les lettres de David, ces lettres qu’il envoyait en poste restante, mais qui finissaient pourtant, malgré mes stratagèmes, à me parvenir quelle que soit ma planque, que je retrouvais le matin ou le soir, calées par une pierre devant ma porte, ou coincées entre deux planches disjointes…
Un mystère…
Une invitation à jouer…
Plus tard, un jour, Lasya me dit (une fille du coin. Quoi ? Vous croyez que je vous raconte tout ?), donc, Lasya me dit « tous ceux qui se perdent volontairement espèrent être retrouvé » « Pas moi » ais-je répondu spontanément. Elle rit et doucement, comme un secret, glissa « alors pourquoi graves-tu ces trois lettres sur des pierres dans la montagne ?». Plus secrètement encore, je sifflais d’un souffle dans son oreille « si tu en parles encore, je te tue », ce qui perdit son rire en rignochement grotesque. Personne ne me prend au sérieux, dans cette montagne !
Pour ceux qui se posent la question : je l’étais… sérieux. Et ma chaise n’est pas bleue… Mais…
Elle le fut.
À suivre…

Alain François est né en 1965. Plasticien (DNSEP obtenu à l’EESI en1992), il va se consacrer une dizaine d’années à la peinture et aux micro-publications avant de passer quinze ans dans la communication institutionnelle. Parallèlement à cette carrière très sérieuse, il écrit. En particulier un blog intimiste, dont les années 2006 et 2007 ont été éditées aux éditions publie.net en 2011.
De 1999 à 2006, il va fonder et animer plusieurs sites internet collectifs, tels que bonobo.net (galerie en ligne), leportillon.com (collectif d’artistes), bonobocomix.com, un éphémère journal de Web-BD, mais aussi créer les premiers sites des éditions ego comme x et de l’An 2.
En 2006, il reprend ses études universitaires et obtient un Master recherche Arts numériques. Depuis, il publie des articles scientifiques dans le cadre du Laboratoire d’Histoire visuelle contemporaine de l’EHESS et scénarise deux projets de bande dessinée avec Elric Dufau et Marine Blandin.
En novembre 2012, Il commence un journal photographique en ligne, projet d’art social au long cours exclusivement réalisé avec un smartphone, qui constitue au fil du temps l’album de la communauté des auteurs de bande dessinée à Angoulême.
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