C’était extrêmement simple. Il aurait suffi de scanner la montagne, ici, là, juste là, selon cet angle-là, pour découvrir un incroyable réseau de galeries souterraines partant du dos du monastère et s’enfonçant dans les profondeurs. Mais comment aurais-je pu deviner qu’une telle chose existait ? On ne trouve que ce qu’on cherche, et je n’avais aucune raison d’imaginer les moines anciens en termites délirants transformant tranquille la montagne en gruyère ! Je regarde le tracé recomposé par le logiciel, je le regarde, le retourne, glisse dessous, dessus, sans comprendre. Pourquoi ? Là, sur le plan en trois dimensions, je vois très bien ou mon nouveau couloir devrait déboucher, juste dans une large coursive ornée de fresques, qui, je le comprends maintenant, cache des départs de galeries secrètes. Une simple barre à mine devrait venir à bout de la cloison. Et tant pis pour l’art et le patrimoine !

La curiosité…

Quelques minutes plus tard, je suis au pied du mur, la barre tenue fermement, verticalement, plantée dans le sol, mon regard soutenant le regard du démon dansant peint sur le mur. Je lève lentement la barre à deux mains, au dessus de mon épaule, la bascule en arrière et la plante vigoureusement dans ce qui aurait dû être le nombril du danseur, mais qui n’est qu’une vertèbre dessinée sur son costume. Je m’attendais à une résistance, mais la pointe d’acier est entrée dans le mur comme dans du beurre, traversant une fine couche de plâtre et de bois et ne trouvant derrière aucune résistance. Le démon peut bien tenter de m’intimider, il ne reste bientôt plus qu’un grand trou à la place de son corps et je ne lui prête déjà plus attention pour explorer un trou, un couloir simple, en légère pente, qui se perd rapidement dans l’ombre et la poussière des débris.

J’enjambe les quelques gravats, allume ma lampe et avance lentement, avant de m’enhardir devant la régularité du couloir. Je descends ainsi, selon un angle exact de 10 degrés dans un tunnel taillé dans la roche. Parois nues, rien au sol, mon exploration est vite ennuyeuse. Rapidement, je perds la lueur de mon point de départ, m’enfonçant dans le coeur de la montagne…

J’ai l’impression de m’éloigner du froid, qu’il fait même presque chaud. Je sais que c’est une impression, que simplement je rentre dans un lieu où la température est basse, mais stable, hors de l’influence du climat. Je descends, et inconsciemment j’ai adopté une démarche souple et lente, comme si je marchais sur des oeufs, pour ne pas être assourdi par le bruit de mes propres pas résonant à l’infini. Tout aussi inconsciemment, je rentre dans un état semis hypnotique, et c’est comme si j’allais ainsi descendre pour l’éternité. Mon cerveau malade tente de calculer combien de temps il me faudrait, avec une pente à 10°, pour atteindre le niveau de la mer. Je me reprends, tente de rester concentrer sur mon environnement, mais ce lieu agit comme un caisson d’isolement sensoriel, à chaque pas, je plonge plus profondément en moi.

Je ne sens pas le passage, mais je ressens la brusque chaleur,  et l’humidité, étouffante, comme si je venais de plonger dans un aquarium de poissons tropicaux, et tout de suite l’odeur de sueur qui me remplit le nez. On me ballotte, on me secoue et je dois faire un effort de concentration pour comprendre. Je suis dans la rue, au milieu d’un bal de rue, d’un carnaval, serré, compressé par une foule dansante. L’incongruité de la situation, du déplacement, du cœur d’un pic du monde à cette foule hystérique, s’estompe en quelques secondes et j’accepte contre toute logique d’avoir été projeté dans mon passé. Je reconnais comme si c’était normal un homme devant moi, et la femme qui le talonne… Je ne connais pas les autres, pourtant leur visage parfois touche le mien, leurs pieds écrasent les miens, leurs genoux machent mes cuisses… Je lutte contre un accès de claustrophobie quand me passe par la tête une peur déjà vécue, quand je vois la femme tenter de s’éloigner et l’homme, mon « ami », agripper son bras pour la retenir. Non ! Mon cri n’a pas couvert la musique tonitruante et ne change rien au déroulement des événements. Je distingue, comme la première fois, je distingue dans un interstice de membres emmêlés, le geste vif de la femme se retournant et plantant sèchement la lame dans le ventre de mon «ami». Je sens plus que je vois la foule se resserrer, prise d’une frénésie renouvelée. Je vois la femme disparaître, comme happée, et cet ami tenu debout par les corps voisins, enserré, prisonnier, entraîné malgré lui dans la danse collective, tête s’affaissant, regard s’éteignant comme sa vie glisse au sol. Mais la machine folle ne s’arrêtera pas pour un mort, et les danseurs en transe piétineront son sang mêlé à la poisse ignoble qui colle les semelles.

Et je comprends, encore, encore, comme il ne sera pas possible de lui porter secours alors qu’il est là, agonisant, à quelques centimètres de moi…

BAM !

Je suis brusquement de retour au cœur de la roche du toit du monde. Je viens de percuter quelque chose de plein fouet. Pas le temps de m’interroger sur cette réminiscence, sur ce souvenir occulté qui vient de se rejouer pour moi, que me passe par la tête que je dois avoir atteint la fin du couloir… Mais je lève la lampe, explore, et devant moi, rien d’autre que le couloir qui continue. En apparence, car quand je tends la main, je suis arrêté par quelque chose… Quelque chose de lisse et de parfaitement invisible. Je réprime un mouvement de panique. L’esprit, quand il est confronté à l’irrationnel, est pris d’un réflexe de fuite… La raison reprend le dessus. Explorons. Je me pose une minute, regarde derrière moi, le couloir, devant, le couloir… Bien. Je reviens sur mes pas, pour soulager une angoisse sourde, de l’enfermement. Je remonte, librement, parfaitement normalement. Je m’arrête, redescend, et là ou j’ai été stoppé, retrouver la barrière invisible. Je décide de sonder la chose. Je pose ma main sur la surface et la déplace lentement. Je découvre que le phénomène ne remplit pas exactement le couloir. Que ses limites s’arrêtent avant les murs et avant le plafond, mais ne laissant qu’une dizaine de centimètres ne permet pas de se glisser derrière. C’est comme si un blog parfaitement rectiligne remplissait le couloir. Ce couloir que je vois pourtant continuer loin dans la montagne… Un bloc invisible aux appareils, mais qui m’empêche d’explorer plus avant. Frustration.

Magie ?

« Saletés de moines » me transperce l’esprit, mais je décide de gérer la chose de manière rationnelle. Rationnel, encore. C’est-à-dire d’abandonner pour le jour, de remonter, et de vérifier si le phénomène se répète dans un autre état d’esprit. Si le blocage ne vient pas de mon cerveau, de mes perceptions… Je ne crois pas à ce que mes appareils ne détectent pas…

Je vais remonter quand, au sol, je remarque quelque chose. Une poussière et des restes organiques qui ne devraient pas être là, dans cet espace purement minéral. Je racle délicament le sol et récupère cette poudre et ce qui ressemble a des brindilles.

Dans deux heures, je serais prostré, plié, tremblant devant mon microscope, incapable d’assumer les traces pourtant si dérisoire d’un irrationnel têtu. Je regarderais, perdu, ma petite récolte hymmalaienne : un noyau d’olive, un minuscule tronçon de liane typique des côtes méditerranéennes, une patte d’Omophlus lepturoides

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