Incipit, méthodologie et mode d’emploi

Les vainqueurs écrivent l’histoire, la petite comme la grande. La bande dessinée n’échappe pas à cette règle. Les diverses parties, les divers éclairages peuvent bien venir détailler cette histoire selon les tribunes : les universitaires, les libraires, les éditeurs, les lecteurs, les auteurs, les journalistes, les historiens stipendiés, il n’en demeure pas moins que, dans chacune des parties, ce sont les vainqueurs qui l’écrivent. Dans ces catégories, je fais partie de celle des auteurs. Et aussi de celle des vaincus. Mais ce détail n’a d’importance que dans la mesure où il permet de donner un éclairage transversal et pas moins objectif que celui des vainqueurs. En sus, il n’est pas lieu d’expliquer la justesse de cette défaite, à seulement compter que ma parole sur elle, autant que sur cette histoire, sera pas moins performative que celle des vainqueurs. Et puis, comme l’a dit récemment Barré sur France Inter : « pour vivre heureux, faites comme moi, partez perdant. »

Il ne faut donc pas attendre du présent texte, qui va se dérouler en épisodes plus ou moins réguliers : une chronologie strictement linéaire, une objectivité que personne n’atteint jamais, une exhaustivité (ça, c’est le travail supposé des scientifiques ou des universitaires), une impartialité ni, en aucune façon, une analyse sémiologique, ce pont-aux-ânes qui est à son objet d’études ce que le mildiou est à la vigne. Néanmoins ce n’est pas en assumant le caractère parfaitement subjectif, partiel et donc partial de cette histoire, vue par le nano-bout de la lorgnette de votre serviteur, qu’il faudra en déduire une totale inobjectivité. Pas davantage mes parti-pris devront être écartés d’un revers du seul fait que j’en assume la charge subjective. En outre j’essaie ici de prévenir de la tentation de faire une lecture des présents épisodes sous l’angle trop facilement identifiable du sellier dans lequel les vainqueurs m’ont d’ores et déjà remisé : diariste « gay » (ou homosexuel) de province au dessin « noir et blanc », « fin », « sensible » et soi-disant « réaliste ». Cette case, ce sellier, c’est celui du manoir des journalistes à la suite de quelques universitaires ayant appliqué eux-mêmes une grille d’analyse toujours discutable et assez peu souvent discutée, hélas, surtout dans mon cas. En outre, ces textes obéissent également à une demande ou « commande », demande qui m’a été faite par un vieil ami (Alain François) de relater une certaine histoire de la bande dessinée à travers, entre autre, le possible portrait des auteurs que j’ai moi-même rencontrés au fur et à mesure de son déroulement depuis une bonne vingtaine d’années. Ceci coïncide, peu ou prou, avec ce qu’une inadéquate locution, devenue tragiquement populaire (et définitive), a nommé « bande dessinée indépendante », réductible (par la novlangue orale middle-class) à « BD indé » et que vous me verrez sans doute souvent appeler bédéhindée. Cette histoire semble naître aux alentours du début des années quatre-vingt dix du dernier siècle et du dernier millénaire et donne l’impression de se poursuivre de nos jours (nous sommes en 2016 au moment de la rédaction du présent texte) sans qu’on ait réellement remis en question sa pertinence opérante (depuis l’avènement des « blogs », notamment : production en ligne d’œuvres de bandes dessinées) pas plus que le terme générique ne fut réellement questionné à son apparition. Si j’ai une opinion sur la question, je me garderai bien d’en faire une explication étayée avec la même rigueur protestante qu’un universitaire ; il faudra se garder de cette tentation, comme je l’ai proposé plus haut, avec l’abandon des catégories critiques ou méthodologiques actuelles. Étant parti, il serait impossible que je sois juge. Pourtant, juge, je serai sans doute, parfois, consciemment ou non, on me pardonnera, si tant est que l’opinion d’un acteur de cette histoire ne puisse dépasser l’intérêt et la pertinence de son parti (et donc de son parti-pris).

Que faut-il donc attendre de ce long texte en épisodes ? Des portraits, chronologiques ou non, des actrices ou acteurs de la bédéhindée, mais pas que. À s’imaginer que ma vie « professionnelle » ne fut pas parcourue et ne croisa pas exclusivement les autrices et auteurs de cette « catégorie » nomenklaturée, qui, si elle eut une pertinence, ne serait-ce que philosophique (voire morale, à penser, pour ma part, que bédéhindée est essentiellement une catégorie clanique, grégaire et donc morale mais aussi et surtout une catégorie journalistique), s’est dissoute avec les années et les divers transfuges ; des évènements, plus ou moins signifiants, qui parcoururent, étayèrent et participèrent à la consolidation ou à la désagrégation des catégories de pensée qui présidèrent au confort des représentations de ces mouvements internes et de ces flux ; une lecture surtout éminemment transversale de cette histoire, à mille lieues de la lecture historicisante scolaire (bien entendu) ; souvent à rebrousse-poil, voire poil-à-grattant la lecture grégaire faite par les vainqueurs de cette parenthèse créative ; des imbrications du personnel et de l’historique et du détricotage de l’historique par le personnel (l’Histoire peut aussi être marquée et fabriquée par de petites choses), quand ceux-ci furent oubliés ou par trop exagérés (toujours à mon seul goût, évidemment) ; un démontage le plus fréquent possible des mantras et des clichés liés à l’histoire officielle de cette période (pour ceux dont je fus le témoin direct) ; une réhabilitation de la subjectivité, se réaffirmant comme d’égale valeur et intérêt que toutes les histoires « d’experts » stipendiés, toujours prompts à en appeler à la citation systématique des « sources » (maladie devenue pandémique en régime internet, où l’injonction à citer les « sources » de toute information, pour légitime qu’elle puisse paraître, est devenue une façon totalitaire de museler toute parole n’ayant pas le savoir encyclopédique sur le sujet dont elle ne fut « que » témoin ou actrice et faire ainsi perdre de vue, par trop d’exhaustivité, la spécificité du « point » de vue, justement. Eclairer autrement : l’image qui me vient serait celle, très contemporaine, de la condamnation de la « casse » lors de manifestations de rue quand un objectif plus resserré montre bien qu’elle est le fait de quelques individus isolés, pour ne pas dire instrumentalisés) ; une réflexion sur le dessin, au détour des portraits (et cette réflexion sera nourrie par le regard d’un auteur lui-même ayant une praxis sur la question – encore une fois, à tenter de lire sans parti-pris les parti-pris mêmes qui pourront nourrir cette réflexion : ils ont peut-être leur lumière propre, pas moins intéressante que celle, plus officielle, du mildiou susnommé ou des vainqueurs de cette histoire) ; enfin, de la vie, de la vie et de la littérature, à penser que les ambitions de votre serviteur sont autant de bien écrire que de bien témoigner et, bien témoignant, relater des tronçons de récits fabuleux.

Cet incipit étant fait, la nouvelle histoire d’une certaine bande dessinée, dans la courte mais fourmillante période que j’ai traversée (et espère traverser encore pendant quelques années) va enfin pouvoir commencer.

 

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