L’histoire de Popeye est connue : personnage secondaire d’un comic strip de second rang, le Thimble Theatre, il crèvera tellement la page que la série prendra son nom et le mènera jusqu’à la gloire, aidée par les dessins animés des frères Fleisher et les produits dérivés. On connait moins bien l’histoire du strip avant son apparition : Popeye avant Popeye, en somme.

Ce Thimble Theatre a pourtant une histoire surprenante. Si Olive Oyl est là dès le premier jour, le 19 décembre 1919, les variations sont nombreuses avant l’entrée en scène du vieux marin borgne le 17 janvier 1929. En dix ans, la bande change radicalement de forme, de genre et de style, au gré des inspirations d’Elzie Crisler Segar. Libre et volage, le dessinateur se laisse porter par la pente naturelle des gags, donnant à lire une expression spontanée de l’ADN de la bande dessinée. Faute de réédition, il était depuis impossible de comprendre les choix à l’œuvre derrière cette évolution ; mais le grand bazar d’Internet nous permet aujourd’hui d’avoir enfin accès à la première année du strip, et d’en suivre les hésitations au jour le jour.

Les premières semaines : faire tomber le rideau

Le Thimble Theatre, première

À l’origine, le Thimble Theatre (généralement traduit comme le « Théâtre du Dé à coudre ») se présente comme une parodie de mélodrames, à la manière des Midget Movies de Ed Wheelan dont il est censé prendre la suite. Les situations rappellent pièces et films de l’époque, réunissant au casting jeune premier, héroïne persécutée et vilain démoniaque ; rappelons la polysémie du mot « theatre » qui désigne aussi les salles de cinéma en anglais. Il s’agit d’ailleurs bel et bien de mettre en images une représentation : un chapô, sous le titre, donne le nom des comédiens qui jouent le strip du jour.

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Olive Oyl n’est donc d’abord qu’une actrice, qui interprète successivement le rôle de Lizzie Lampshade, puis de La Belle Demoiselle, tandis que l’autre comédien récurrent, Harold Hamgravy (dit Ham), est crédité pour Jed Simpson, puis Percy Pieface, puis Ezra… Le vilain, quant à lui, est joué par un éphémère Bondo Bitter – quelques jours plus tard, Segar le renommera Willie Wormhood. On verra également, plus furtifs, une Winnie Woogle, dans un rôle de vamp qui sera récurrent dans les aventures de Popeye, un Harry Hardegg ou un Willie Waffle (les doubles initiales, on le voient, agréent à l’auteur).

Pour bien comprendre d’où on part, il serait intéressant de comparer pied à pied les premiers Thimble Theatre avec le strip de Wheelan qui l’a précédé. Malheureusement, les mots clés « midget movies » ne donnent pas grand chose sur Internet à part Game of Thrones et Willow. En revanche, il est possible de lire plusieurs séquences de Minute Movies, la bande que Wheelan continua ensuite dans un autre syndicate. On constate alors que dans la décennie qui suit, le strip de Wheelan est différent de celui de Segar sous plusieurs aspects. D’abord, Segar fait rapidement le choix de se concentrer sur un nombre réduit de personnages importants. La « troupe » des Minute Movies est largement plus étoffée que celle du Thimble Theatre, comprenant des acteurs nombreux aux apparitions sporadiques. En janvier 1929, dix « stars » y sont comptabilisées à une époque où Segar reste centré sur un trio. Ensuite, les « films » traités sont beaucoup plus longs chez Wheelan, étalés sur plusieurs jours, souvent plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Il ne s’agit pas tant de clins d’œil amusés que de véritables récits à la sauce feuilleton. Mais surtout, le ton des Minute Movies est beaucoup plus sérieux. Bien que Wheelan introduise clairement une intention parodique, le jeu des acteurs est souvent oublié pour livrer une histoire valable au premier degré, proche du pastiche. On pourrait en dire autant des autres strips burlesques où Segar puise aussi son inspiration. Entre Hairbreadth Harry, Desperate Desmond ou Dick Dare, le jeune premier des Minute Movies, et Hamgravy, il y a la même distance qu’entre Superman et Superdupont : Segar déforme les jambes, tord les pieds, agrandit les yeux, puis les nez. D’emblée, le Thimble Theatre semble presque parodier le système des Midget-Minute Movies plus que le poursuivre. Le premier jour raconte les fiançailles d’un paysan, Jed Simpson, et d’une danseuse, Lizzie Lampshade : mais le paysan ne veut épouser la danseuse que pour lui faire battre le beurre. Le deuxième strip introduit un vilain (« The Willain ») qui veut épouser la demoiselle et se bat avec le jeune premier : mais il est vaincu en se laissant ligoter par son propre bol de spaghettis. On ne peut pas dire que tout cela soit bien sérieux.

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Le principe du cadre flottant

Une autre différence est à prendre en compte : la liberté formelle de l’auteur. Construisant le Thimble Theatre au jour le jour, Segar se donne de la souplesse, et souvent revient sur ses choix. Il y a donc moins des dates brutales où le strip bascule que la reconnaissance progressive d’un état de fait. Castor, le frère d’Olive, apparaît un temps, puis s’efface discrètement dans le courant de l’année 1920, laissant le couple originel au centre de la scène, et mettra quelques années à revenir. Ce sera la même chose lors de l’arrivée de Popeye, qui se fera en deux temps.

On sent aussi des hésitations dans la recherche d’un modèle. Le gag du 3 août 1920 lorgne vers Bringing Up Father, celui du 9 décembre vers Krazy Kat.

Enfin, dernier signe de ce cadre flottant, l’improvisation cyclique. En lisant toute l’année 1920, on remarque que les mêmes thèmes reviennent souvent à quelques jours près, avec de légères variations. C’est un peu ce que fera Schultz dans Peanuts beaucoup plus tard, à la différence que celui-ci s’appuiera sur la mémoire du lecteur pour jouer sur la différence entre les gags. Segar, lui, semble ne pas se soucier de se répéter, ne même pas chercher peut-être à fidéliser son lecteur. Simplement, la construction d’un gag lui en évoque un autre, un peu différent, qu’il réalise dans la foulée. Les thématiques reviennent donc à plusieurs reprises, sans s’installer dans la durée : la chasse aux alligators, la recherche d’un numéro de cirque, une nouvelle voiture… Les fiançailles entre Olive et Ham échouent un temps à cause d’elle, un temps à cause de lui.

En fin de compte, l’identité spécifique de Popeye, si elle existe, tient moins à des découvertes géniales qu’à une exploration confuse des pentes naturelles du comic strip.

La réduction des personnages : jusqu’au 2 janvier 1920

Tout l’enjeu des premières semaines, voire des années qui suivront, est donc de voir comment Olive, de comédienne cachée derrière ses rôles, se transformera en véritable personnage.

La première étape, rapide, tient à la désagrégation des noms. Après Lizzie Lampshade, Olive incarnera le plus souvent The Fair Maiden, puis The Maiden, et souvent The Female. Segar se désintéresse du contexte de son récit, du hors-champ, du passé, il ne veut voir que l’essence du caractère. En toute cohérence, il va donc devoir se spécialiser.

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La deuxième étape est donc liée au choix d’un sujet. Les premiers jours, les changements de rôles sont brutaux. Hamgravy est tour à tour jeune innocent, imbécile heureux ou père de famille. Le 23 décembre, le couple vieillit au cours du strip à tel point qu’Olive pourra sortir du ravin en s’agrippant à la barbe blanche de son amoureux. Le lendemain, c’est leur fils qui atteint l’âge adulte en quelques vignettes. En revanche, un autre des personnages récurrents échappe à ces transformations : le vilain. Son physique est même tellement définitif qu’il le contraint à un rôle particulièrement stéréotypé, digne des pires feuilletons. La thématique des machinations déjouées prend alors le dessus, et les complots sordides précèdent logiquement les tentatives de meurtre. Dans une tradition très spécifique au médium, le costume a imposé le choix du scénario. Le rôle le plus conventionnel entraîne alors les autres personnages dans les schémas traditionnels.

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Enfin, un troisième phénomène s’observe : la difficulté à gérer des personnages nouveaux. Le plus souvent, Segar ne les nomme même pas : ainsi du policier du 27 décembre, ou du bébé du 1er janvier. La liberté de la bande dessinée s’offre alors en contrepoint des conventions théâtrales, où tout nouveau rôle contraint à l’apparition d’un nouvel acteur. Pour profiter des avantages de son médium, Segar doit abandonner la hiérarchie incluse de fait dans son casting. Le 2 janvier, une planche fait apparaître un millionnaire anonyme simplement désigné d’une flèche (« rich millionaire »), pourtant autant présent sur la planche que le couple traditionnel. Dès le lendemain, Segar prend acte de cet écueil et abandonne son générique. Les personnages se nomment bien Olive Oyl et Hamgravy, et s’interpellent comme tels aussitôt.

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Dans ces trois étapes, on reconnaît trois motivations de Segar : réduire le récit au visible, prendre acte de l’influence du costume, exploiter de nouveaux figurants. Trois spécificités culturelles de la bande dessinée directement liées à la transformation du strip.

Le choix d’un pivot familial : hiver et printemps 1920

À l’hiver 1920, pour autant, rien n’est encore totalement joué, en dépit de l’évolution du générique. Segar va continuer un moment à naviguer en eaux troubles, laissant les personnages jouer leur propre rôle plutôt que de dévoiler leur vie en coulisses, quitte à perdre leur nom de temps à autre. Les jours qui suivent, il arrive encore que Ham soit père de famille (le 5 janvier) ou qu’Olive soit en couple avec le Vilain (le lendemain). Mais le trio continue de se poser en référence ; tous trois se connaissent par leur nom et s’interpellent comme de vieilles connaissances. Le choix est désormais fait et il va se généraliser progressivement.

Il y a surtout contamination : rapidement, la situation où Ham et Olive sont fiancés revient de façon majoritaire. C’est désormais quand il veut marquer que la situation est différente que Segar la précise, comme pour le strip du 15 janvier où, à la manière des premiers jours, Olive et Wormhood jouent des personnages très différents nommés à l’aide de flèches. On reconnaît à peine la jeune femme, couverte d’un châle. Les autres jours, en-dehors de toute indication, on peut donc penser que les rôles sont fixés une fois pour toutes.

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Ces strips décalés sont les plus intéressants : ils donnent des exemples de ce qui pouvait motiver Segar à prendre une direction différente du naturel, et finalement explicitent les choix derrière les évolutions de la bande. Une des raisons qui semblent pousser Segar à modifier les rôles de ses personnages est la volonté du happy end. Optimisme naturel ou goût pour le pastiche, la plupart des strips se terminent bien. Quand l’idée du jour amène un personnage à perdre, il faut que ce personnage soit Willie Wormhood, le vilain, quelle que soit sa situation maritale (le 6 janvier, par exemple).

L’autre logique visible est l’envie de Segar de multiplier les situations vraisemblables, voire quotidiennes. Le Vilain sera donc la première victime de son costume suranné après en avoir tiré sa force. Limité dans ses possibilités, il se trouble en même temps que de nouveaux personnages apparaissent : une grosse brute du nom de Harry Hardegg et surtout Castor, le frère d’Olive, promis à un avenir durable.

L’arrivée de celui-ci fait définitivement basculer le Thimble Theatre : sa présence dans le décor dans un gag typiquement mélodramatique, le 1er mars, montre qu’on est passé dans un family strip. Deux semaines plus tôt, le 11 février, pour justifier un bébé de passage, Segar l’a présenté comme « le petit neveu » d’Olive. C’est un signe qu’il n’est plus possible de modifier le statut marital des personnages. Nous avons bien là un ménage, avec même des beaux-parents entrevus de temps à autre. La situation ne bougera plus avant longtemps, faisant des fiançailles sans cesse reportées du couple Ham-Olive un running gag. Significatif, le 20 septembre 1920 présentera une demande en mariage ratée (comme de nombreux autres strips) dans laquelle Ham précisera « We’ve been sweethearts for fourteen years » : une chronologie fictive qui jouera avec le lecteur en faisant comme si la situation, pourtant assez nouvelle, était installée de toute éternité.

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Dans ce family strip, Willie Wormhood n’a plus sa place : début mars, il change radicalement de costume, abandonnant son costume mélodramatique pour un habit de bandit mexicain. Il n’y gagne pas en réalisme. Le changement de look signe une rupture avec la simple identité théâtrale, mais ne parvient pas à réinventer le rôle. Cette évolution signe la fin de Willie Wormhood, qui disparaît alors de la bande, d’abord au profit de bandits mexicains génériques, puis sans contrepartie. À l’inverse, les costumes des personnages principaux ne sont jamais vraiment fixes, comme ils l’étaient pour le Yellow Kid ou les Katzenjammer Kids. Segar donne des tendances, pas des contraintes. Ham a un goût évident pour les rayures et les pois, mais il alterne les tissus entre sa chemise et son pantalon. Olive, de son côté, garde toujours la même robe noire, mais met une chemise à pois un jour sur deux.

L’envie d’aventure : mars 1920

Un troisième changement s’amorce également en mars, qu’on peut observer mais plus difficilement expliquer : c’est le passage à l’histoire à suivre, ouvert sur l’aventure. Il ne s’agit plus de parodie, pas encore de suspense. Le choix n’est pas unique dans l’industrie de l’époque, mais on peut dire que Segar précède la mode de quelques années. Pour autant, le récit est encore balbutiant. La petite troupe se retrouve naufragée sur une île tropicale. Les dangers sont (rapidement) contextualisés, même si le récit comporte de nombreux trous, ne nous laissant entrevoir que des tranches de vie d’aventure. « Le roi des cannibales m’a dit qu’il me donnait son lion apprivoisé » dit Olive en début de page. Mais les points principaux sont expliqués, y compris le changement de décor : la troupe passe en quelques jours de l’île tropicale au Mexique. Si l’enlèvement d’Olive par des bandits se passe hors champ (entre le 16 et le 17 mars), son sauvetage est donné en direct (le 19 mars). Cela mis à part, les habituels jeux de séduction et de lâcheté reprennent. On dira plus tard de Popeye que les gags y reviendront en boucle, témoignage d’une condition humaine immuable quel que soit le décor. On voit que cette logique-là est présente dès les premières recherches d’exotisme. Le décor n’est que superficiel.

D’ailleurs, il restera encore des traces de ces origines théâtrales : dans les décors, dans les titres, dans les présentations des épisodes, Segar reviendra toujours sur une forme de cérémonial scénique. D’autres éléments sont plus subtils. Les décors changent discrètement, dans la forme d’une cheminée ou l’emplacement d’un arbre (29 janvier, 1er mai, 8 mai, 3 décembre…). Peut-être Segar lorgne-t-il sur Herriman, qui ne tient pas ses décors en place dans Krazy Kat, ou peut-être se mélange-t-il les pinceaux entre les scènes de son gag ? Toujours est-il que le décor semble ici de pure convention, riche des mêmes potentiels de case en case. On a beau marcher, on n’avance pas vraiment. C’est aussi le rapport au lecteur qui met en scène cet héritage : Olive et Ham passent leurs planches à chercher de nouveaux tours à présenter, en cherchant parfois à nous cacher leurs trucs (8 et 17 avril). Segar continue, et continuera, de traiter un peu son lectorat comme un public de spectacle auquel on s’adresse.

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La première année : reconstruire un trio cohérent

Désormais le concept de la série est bien posé, avec une définition stable, même si le casting continuera d’évoluer. Mais ce que nous guettons rétrospectivement, c’est aussi la mise au point des personnages. Comment ces identités de mélodrame peuvent-ils devenir des caractères ? Graphiquement, les personnages se trouvent assez vite, aidés par le besoin de se différencier. Le nez de Ham grossit dès le deuxième strip. Et dès la mi-janvier, ses longs pieds reprennent une taille plus naturelle, accentuant par comparaison l’originalité de la pointure d’Olive.

Les caractères, eux, seront plus lents à s’acquérir : progressivement, Segar va spécialiser ses gags en fonction des personnages : Olive ratera sa cuisine et cherchera à danser, Ham se fera vanner pour son gros nez, Castor trouvera des combines ingénieuses. Il ne s’agit plus tant de suivre la « pente naturelle » du médium bande dessinée que de construire son propre style. Mais là encore, c’est le dessin qui va lui servir de base créative.

Le duo Ham-Olive, le mariage

Le mariage d’Olive et de Ham, projeté par Ham seul ou par les deux, est un thème récurrent à partir de l’été 1920. Segar opte le plus souvent pour le modèle « Ham veut demander Olive en mariage » – « quelque chose l’en empêche ». Mais le 20 septembre, le nez de Ham lui fournit une idée de gag : il les gêne pour s’embrasser, et même, c’est à cause de lui qu’Olive ne veut pas entendre parler mariage. Dès lors, plusieurs gags se succèdent sur ce thème. Le 2 octobre, Ham essaye de le relever par la force mécanique. Le 1er novembre, il le peint en noir pour cacher sa taille. Une semaine plus tard, les obstacles au mariage sont d’une autre nature, mais entre temps, c’est le physique, le dessin, la caricature qui aura déteint sur les rôles et leur interaction.

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Le placement de Castor

C’est le 14 janvier qu’apparaît pour la première fois Castor Oyl, le frère d’Olive, appelé à jouer un grand rôle dans la saga de Popeye. Il est présenté comme un agité du bocal, « batty », pêchant des baleines dans une mare ou armant Cupidon d’un fusil. L’ironie est que dès le 31 décembre 1919, Olive avait un frère qui se prenait pour Jules César (alors joué par Hamgravy). Une fois de plus, il semble que le rôle et le personnage aient fini par fusionner.

Castor, dans sa première apparition, fait quasiment la même taille que les autres. Mais il est assis pour pêcher, de sorte que Ham doit se pencher pour lui parler. Segar semble alors prendre conscience de l’intérêt graphique d’avoir des personnages de taille différente. Une semaine plus tard, à son retour, Castor est deux fois plus petit que Willie Wormhood, qui se penche et se met à genoux pour lui parler ainsi qu’à Olive, se ridiculisant naturellement. Segar croise une esthétique du geste avec l’emploi du plan moyen, se donnant les moyens d’un jeu d’acteurs très fourni (le strip du 20 janvier est remarquable à cet égard).

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Dans un premier temps, Castor va revenir périodiquement pour faire des âneries monumentales. Plus souple que Wormhood, il permet d’emblée à Segar d’affiner la mécanique de ses gags en transposant les caractéristiques d’un personnage à l’autre. Le 14 mai, sa folie permet de révéler les failles mentales de Ham lui-même, qu’on dit à son tour « cuc-koo » le 7 juin. Au-delà du contraste bien/mal du duo Ham/Wormhood, Castor apparaît comme un double de Ham en plus extrême, une façon de tester une psychologie plus caricaturale et de voir si elle tient la route. À cette période, Segar commence à fixer plus nettement ses héros, y compris dans leurs costumes. Le personnage secondaire n’est pas juste un faire-valoir, mais une extension du domaine de la lutte.

Le passage par le burlesque

Castor permet aussi à Segar de trouver une structure récurrente : Ham se retrouve dès lors régulièrement dans le rôle de la victime du gag. Il semble que la disparition du canevas héros-demoiselle-vilain le transforme en Pierrot. Ham est ainsi mystifié par Olive, par Hardegg, mais aussi par Castor, sans d’ailleurs que celui-ci s’en rende toujours compte. Le gag du 12 août montre cette ambiguïté : Castor est autant l’escroc que l’idiot.

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Segar est en train de passer du modèle du mélodrame à celui du burlesque. Sa référence, c’est sans doute Charlie Chaplin, dont il dessinait déjà les aventures dans ses tous premiers strips, les Charlie Chaplin’s Comedy Capers. Harry Hardegg, dans son rôle de grosse brute, évoque beaucoup celles que jouaient Eric Campbell, puis Mack Swain dans les films de Charlot. Dans les strips de Segar, comme dans les films, c’est maintenant le faible qui l’emporte. Castor, petit et maladroit, a toutes ses chances. C’est au point que Segar avait rajouté dans ses strips de Charlie Chaplin’s Comedy Capers un petit faire-valoir, Luke the Gook, encore plus malingre et qui sortait toujours victorieux.

En réintégrant, au sein du strip jusque là très moral du Thimble Theatre, cette mécanique comique qui fait succomber le héros, Segar prend acte d’une forme de cynisme. Il est prêt à s’associer au méchant, au resquilleur dénué de scrupules. Popeye, Wimpy sauront s’en souvenir.

Castor va plus tard changer de statut en passant par celui de l’entrepreneur. Segar a sans doute l’impression d’avoir fait le tour de l’imbécile heureux, mais il ne choisit pas pour autant de se débarrasser du frère d’Olive et d’introduire un nouveau personnage. Comme le ferait un comédien, Castor endosse un nouveau rôle : il est représentant en graines le 15 juin, en voiture le 1er juillet, en lotion capillaire le 10 juillet. Bien sûr, dans ces différentes fonctions, il garde un côté farfelu, et embobine Ham. C’est l’inventeur fou qui fait la transition, comme dans le gag du 2 juin 1920. Sa quasi-disparition, après le 12 août, n’est pas évidente à expliquer. Plus tard, quand il reviendra (dans des strips que je ne possède pas) Castor Oyl partira à la conquête de la première place de la série.

Les années 1920 : un strip qui tourne

Enfin, il faudrait pouvoir continuer à faire une étude poussée de ces différentes étapes qui vont ancrer le trio dans une narration durable et dans des rôles figés : le développement de l’aventure et la caractérisation des personnages vont se faire sur le long terme. Malheureusement, les strips disponibles sur Internet ne permettent pas encore de faire une analyse complète. On peut noter pourtant le moment-clé que sera le basculement dans les histoires à suivre, en juillet-août 1923 : le sauvetage d’une grosse femme riche de la noyade par Castor entraîne alors de nombreuses péripéties plus ou moins homogènes. C’est d’abord le célibat de Castor qui définit son rôle dans l’affaire, mais de jour en jour les relations instituées vont imposer une caractérisation : Castor, ambitieux, est prêt à tout pour s’enrichir. Ham, jaloux, essaye de le supplanter et vexe Olive. Faible, il perd contre sa fiancée. Celle-ci, mégalomane, se prend pour une championne de boxe puis pour une détective. Chaque gag qui fonctionne entraîne une déclinaison parallèle, et chaque déclinaison entérine un trait de caractère.

Aussitôt après cette suite de péripéties, le 13 septembre 1923, Castor reçoit le coq Blizzard. C’est le moment de son intronisation comme personnage principal. Il s’est montré plus réactif, plus riche en potentialités, notamment par son célibat, mais aussi par ses liens du sang avec Olive. C’est alors l’occasion pour Segar de changer de structure narrative : les strips qui suivent préparent lentement le match à venir des coqs de combat, en faisant monter la pression progressivement. Ce n’est pas totalement nouveau (dès les débuts de Mutt et Jeff, on trouvait des annonces de ce type), mais Segar exploitera beaucoup ce principe du suspense long au cours de Popeye, et c’est une des clés de la réussite du strip.

En conclusion

En conclusion, il ne me semble pas absurde de résumer tant bien que mal deux grands principes repérables derrière les évolutions de la bande : d’abord, dès le départ, le récit s’est limité à ce qui était immédiatement visible, créant des personnages sans réel passé. Ensuite, le dessin a montré tout son potentiel, ancrant les héros dans un costume, dans un physique, dans une gestuelle qui a déteint sur les caractères. Ce sont deux principes forts du médium bande dessinée, peut-être constitutifs de sa culture et de son identité : s’ils ne peuvent pas être érigés au-delà de ce contexte particulier, il me semble qu’il y a là, dans ces moteurs, des forces qui peuvent nous parler pour de nombreux personnages de notre histoire des petits mickeys.

Cela n’enlève rien au génie du dessinateur, qui sut superposer à cette évolution ses idées originales. Le cadre flottant qu’il pose a ouvert le Thimble Theatre à de multiples potentialités ; un strip où les gags sont issus de ceux qui précèdent, où les caractéristiques sont testées sur les personnages secondaires avant de voler sur un autre, où le happy end comme l’humour noir peuvent à leur tour s’imposer comme motivations. Il fallait sans doute un tel espace de liberté pour pouvoir donner naissance à Popeye.

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