JOUR 1

J’ai remarqué que l’avant-veille de mes virées solitaires en moto, je devais lutter contre un sentiment de peur. On n’enjambe pas une moto comme on se glisse derrière un volant. Le motard sait qu’il prend un risque conséquent, risque de mort, risque de blessure handicapante. Mais l’attrait du deux-roues est plus fort. Le motard est un cow-boy qui s’apprête à chevaucher en territoire indien. Ce sentiment que la mort n’est jamais loin, ornière vicieuse, erreur de trajectoire, imprudence d’un camion ou d’une voiture, creuse le fossé entre lui et l’automobiliste moderne persuadé de son invincibilité, engoncé dans le faux-semblant de la sécurité électronique.

Cathy m’avait redonné de l’énergie : « Vas-y ! Je sens qu’il t’enverra un signe ! » Ma femme explore les voies de la vie après la mort. Elle refuse d’admettre qu’elle ne verra plus Boris. Elle le cherche. Sa conception du monde est désormais proche de celle de l’astronome Camille Flammarion ou d’un Victor Hugo. Nous en parlons souvent. Moi, je suis plus quantique, plus dickien, plus « borissien ». En cette année 2016, je n’avais pas encore entendu parler de la théorie des super-cordes sur les dimensions cachées de l’univers. D’après cette théorie physique apparue dans les années 1980, nous évoluons dans un monde à 11 dimensions : les 3 spatiales newtoniennes évidentes, le temps qui est la quatrième dimension einsteinienne et 7 dimensions cachées, enroulées comme des cordes dans une pelote.

Boris est-il ailleurs ? Esprit sans corps comme le suggèrent Flammarion et Hugo ? Ou dans un univers parallèle semblable à ceux décrits par Dick ? Ou dans les 7 dimensions enroulées de la théorie des super-cordes ?

Mon père, son grand-père, pense que tout finit avec la mort du corps. Plus de Boris, dans ce cas-là, si ce n’est dans les souvenirs de quelques vivants et dans les pages de ses romans et nouvelles.

Boris, lui, m’expliquait qu’il pressentait le monde comme celui, terrifiant, décrit dans la trilogie Matrix. Pour lui, il existait quelques êtres disséminés dans l’espace, rêvant, cauchemardant, plutôt, des existences plus ou moins horribles où se côtoyaient des sous-programmes d’êtres hologrammes. Pour lui, Cathy et moi, nous étions des sous-programmes chargés de l’emmerder. Il disait ça en rigolant !

J’ai vraiment eu envie d’aller aux Bardenas en moto, le matin du départ, lorsque j’ai chaussé mes bottes noires Harley-Davidson. Quand j’ai accroché ma sacoche à l’arrière de la selle biplace. J’ai enfilé le lourd blouson de cuir blindé aux coudes, aux épaules et dans le dos. J’ai fait jouer mes doigts dans les gants aux protections renforcées. J’ai embrassé ma Cathy émue. Puis je me suis verrouillé dans mon casque intégral blanc et noir.

Le moteur s’est lancé électriquement. Fini le kick de ma jeunesse !

J’ai enclenché la première vitesse. L’adrénaline est montée aussitôt. C’est ça la différence entre la moto et la voiture.

Pendant les premiers kilomètres de mes raids en solitaire, je dois broyer et assimiler plusieurs sentiments contradictoires : « J’aimerais partir à deux motos avec Boris devant moi pour m’ouvrir la route comme lorsque nous roulions avec les deux Yamaha XT, la 125 et la 660. », « Il n’est plus là ! Il ne serait jamais plus là ! », « Quand je roule avec sa Honda, à certains moments, il fusionne avec moi, comme pour s’offrir une dernière virée en bécane en souvenir du temps où il avait un corps ! »

Au bout de quelques kilomètres, ces sensations deviennent un fluide qui imprègne mon être de motard. Boris n’est plus là mais il est avec moi ! Paradoxe de mes virées en CB500.

Puis ces réflexions cèdent la place à la conduite. Il faut à la fois chauffer les pneumatiques et réapprendre à faire corps avec l’engin. Les quarante kilomètres de lignes droites quasi-parfaites dans la forêt des pins entre Andernos et Mérignac me permettent d’entrer dans la peau de celui qui va avaler mille kilomètres en trois jours. Arrivé à Arlac, je décide de faire le plein avant d’aller saluer mon père. Depuis deux ou trois kilomètres, je roulais en compagnie d’un motard en vieille Guzzi. Nous nous arrêtons ensemble à la pompe. Nous enlevons nos casques. A cinq ans près, nous sommes de la même génération des quinquas. On se sourit. On se parle.

Il vient juste d’acheter cette mythique Moto Guzzi California. Il compte la tester sur un Bordeaux-La Rochelle. Il me demande où je vais.

Mon but c’est d’atteindre les Bardenas ! Je crois que je vais faire une boucle : Tarbes, Huesca, le désert des Bardenas, Bayonne et retour sur le Bassin d’Arcachon.

T’as combien de temps ?

Trois jours.

À mon avis, c’est pas assez ! Huesca, les Bardenas, c’est beau, mais c’est long. J’ai une maison dans ce coin de l’Espagne, je connais. Il te faudrait cinq jours…

Je ne les ai pas. Ma priorité, en fait, c’est les Bardenas !

Alors, faut que tu changes d’itinéraire ! Trace en droite ligne jusqu’au pays basque ! Passe les Pyrénées dans ce coin ! Il y a plein de cols à basse altitude côté basque. Laisse tomber Tarbes et Huesca, trop à l’est ! File sur les Bardenas, et, au retour, si tu ne veux pas rentrer par le même chemin, tu passes par les Landes, Peyrehorade, Dax… tu seras tranquille ! Là, ça peut tenir en trois jours…

OK, bonne route à toi !

À toi aussi !

Et je quitte cet ami motard que je ne verrai plus jamais. Je m’arrête trois cents mètres plus loin pour faire la bise à mon père. Nous discutons une dizaine de minutes. Il me demande où je compte dormir. Je n’en sais rien ! Dans un village des Pyrénées…

Je repars. La météo est limite. Il fait beau mais on sent que la pluie rôde. Dans un premier temps, je prends l’autoroute pour Bayonne. Au bout d’une trentaine de kilomètres, je ne supporte plus cette course à 130 km/h avec les voitures sur la voie de gauche et cette muraille ininterrompue de poids lourds qui ont confisqué la voie de droite. J’ai encore en mémoire la carte routière consultée dans la matinée. Je sors de l’autoroute et je vais enfiler les très très longues lignes droites qui saignent la forêt des Landes. Premier objectif : Mont-de-Marsan.

L’autonomie de la 500 Honda est grosso modo de 280 kilomètres. C’est à dire qu’au bout de 220 km, je dois commencer à me préoccuper de trouver une pompe. En moto, l’approvisionnement en essence prend une importance que les automobilistes ont oublié. Il n’y a pas un jour de randonnée sans remplir une ou deux fois le réservoir. Et si le paiement en péage d’autoroute est un moment fort désagréable pour le motard, l’arrêt en station-service relève assez vite du rituel plaisant. Plusieurs mois après le décès de Bobo, je compris comment fonctionnait son bouchon de réservoir. De son vivant, je lui avais tordu une clef de contact car je n’avais pas réalisé que l’ouverture et la fermeture du bouchon se faisaient automatiquement en gardant la clef dans la serrure. Deux ou trois fois, je m’adressai à lui comme j’en avais pris l’habitude, en levant légèrement la tête vers le ciel : « Bobo, tu le savais que ça marchait ainsi ? »

Maintenant, la Honda m’était suffisamment familière pour optimiser tous mes gestes lors des haltes essence. J’ouvre ma visière, j’enlève mes gants que je dispose à plat sur le compteur, je retire la clef du contact et l’insère dans le bouchon. Un quart de tour suffit pour libérer l’accès au réservoir, je laisse la clef sur le bouchon et je dépose l’ensemble sur mes gants. Je sors ma carte Visa de la poche de cœur du blouson… Le reste était un petit ballet répétitif que je commençais à aimer. Quant tout est fini, je rallume le moteur avec le bouton électrique et, avec plaisir, je constate que les six barres de remplissage du réservoir s’affichent. J’avais pour 280 kilomètres de liberté, sachant qu’au bout de 220 km je recommencerai ma quête d’une pompe à super 98 ou 95.

La vie en moto était bien plus simple que la vie dite normale. Je roulais en faisant en sorte de ne pas me faire détruire par un obstacle imprévu ou un autre véhicule au comportement dangereux. Tous les 100 km, je m’arrêtais pour me dégourdir les jambes ou boire un café. Tous les 220 km, je commençais à chercher de l’essence. Dans les intervalles, j’observais la route et l’aiguille du compteur. Je pensais à Boris, je lui parlais. Je me demandais s’il était quelque part autour de moi et de sa Honda rouge. Parfois, je pleurais. Puis comme c’était dangereux que de conduire avec des larmes plein les yeux, je retrouvais mon flegme, ma lucidité de pilote. Oui, c’était simple la vie en moto ! Bien plus simple que la vie normale !

De temps à autre, je pétais un câble, comme il avait coutume de le faire en bécane, et j’ouvrais les gaz à fond dans une ligne droite sur une départementale déserte, le temps d’un kilomètre ou deux. Dans ces moments où la moto se soulève et le casque se plaque sur ma face, j’ai la sensation que Boris pilote avec moi. Ce sentiment, je l’ai expliqué à Cathy. Elle pense le comprendre. C’était encore plus flagrant les premières fois où j’ai repris la moto de Boris, cinq à six semaines après le drame. Une expérience de schizophrénie parfaite. Il me parlait par ma bouche et ma voix. Je lui répondais avec ma bouche et ma voix. En moins de deux ans, Boris était devenu un meilleur pilote de motos que moi. Il avait appris ce que les motards épris de vitesse recherchent en premier : l’art de pencher dans les virages. Cette technique permet de passer plus vite dans les courbes, et, donc, bien sûr, de rouler plus vite, plus souvent. A contrario, le mauvais pilote est celui qui accélère en ligne droite et roule au pas, bien droit, dans les virages. Je ne suis ni un bon, ni un mauvais. Boris était en passe de devenir un bon.

La première fois où j’ai ressorti sa Honda du garage, j’étais encore plein de colère et je conduisais très mal, vite, avec des accélérations et des freinages à contre-temps. Au bout de sept ou huit kilomètres, je me suis adressé la parole : « Freine, papa, tu conduis comme une merde ! T’as jamais su bien piloter une moto ! Tu vas te foutre en l’air !»

J’ai répondu : « T’as raison, fils ! Je fais de la merde, je vais me vautrer ! »

Pour lui faire plaisir, j’ai ralenti.

Ce genre de dialogue a eu lieu, avec des variantes, avec des vannes, lors de mes trois premières sorties en Honda. Puis notre dialogue s’est intériorisé. Lui et moi, nous étions désormais dans ma tête. Dialoguant de tout et de rien, comme avant.

Et, désormais, quand je lui parlais à haute voix, c’était uniquement parce que j’avais envie de le faire.

Pause casse-croûte à Pissos, divers pétages de plomb sur les interminables lignes droites landaises à 130 ou 150, traversée de Mont-de-Marsan, je file sur Saint-Sever… Je vais passer à quelques kilomètres à vol d’oiseau d’un des berceaux de la famille Darnaudet, Samadet. Je me remémore les virées en 504 avec mon père au volant, la cousine Denise, mon frère Philippe et moi, quand nous allions visiter la tante Jeanne, Victor, Raymond et les autres…

Le temps est gris. Le moral baisse. Je pourrais en finir relativement vite avec cette traversée des Landes, mais, à quoi bon ? Depuis quand ne suis-je pas revenu à Samadet ? 15 ans, 20 ans ? Je quitte la voie rapide et, à Saint-Sever, je décide de partir en quête de l’ancienne route de Samadet. Je m’amuse pendant une vingtaine de minutes à filer à travers courbes et vallons. Les paysages me reviennent en mémoire. L’arrivée à Samadet, gros village perché sur une colline n’est plus exactement comme dans mes souvenirs. La route principale a été refaite, me semble-t-il, et des sens interdits régulent différemment la circulation. Je fais deux fois le tour du village à petite allure. Je descends de la bécane pour zyeuter l’ancienne maison familiale que mon frangin, dernier propriétaire de la famille, avait revendue au vingtième siècle. Un couple relativement jeune l’a modernisée sans la dénaturer. Je remonte sur la Honda. Je repars. A la sortie du village, une petite bruine commence à tomber. Je m’arrête sous un abri municipal. J’enfile le pantalon de k-way et passe un coup de téléphone à mon père.

Tu vas bien ? D’où m’appelles-tu ?

De Samadet !

Il rigole.

Ah c’est bien, très bien ! Tu revois Samadet…

Le village a un peu changé, un peu plus moderne. J’ai revu la maison de Jeanne.

On parle de l’ancien temps. Je range mon portable. Je déploie la carte routière. Je commence à chercher où je pourrais bien passer les Pyrénées. Et je commence à mieux comprendre ce que m’a raconté l’homme à la Moto Guzzi. Tarbes est bien trop tôt à l’est. Bayonne, à l’ouest, ne serait pas stupide, mais il y a beaucoup plus logique. Je peux quasiment descendre en droite ligne. Pour la première fois, je repère Saint-Jean Pied de Port. Le nom m’est familier, mais je n’y suis jamais allé de ma vie.

La pluie se calme. Je remonte en bécane. Objectif : Hagetmau pour prendre un café et rejoindre une voie rapide ou une belle nationale.

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