Avant le Jour 1

Les Bardenas, c’est ce désert espagnol pas très loin des Pyrénées dont m’avait parlé un ami suisse, Alain. J’étais revenu au boulot, un mois après le drame que nous avions connu fin août, Cathy et moi. Le premier jour de cette triste rentrée d’octobre, j’avais fait la connaissance de Titouan, un petit génie amusant qui se déplaçait en fauteuil roulant et de son Aide à la Vie Scolaire, Alain. J’aimais beaucoup ce couple d’associés dans le travail que formaient le jeune handicapé à l’ironie mordante et le sexagénaire dur-à-cuire en blouson de motard. Avec des hauts et des bas, j’avais plus ou moins réussi à tenir mon rôle de prof de maths en première S : trente-quatre lycéens plus Alain. Le rôle d’un AVS est de copier les cours d’un collégien ou d’un lycéen handicapé, de superviser son travail à la maison et, à mon avis, le plus important, de redonner la pêche à ces gamins que la vie a dézingué dès leur venue sur Terre.

Boris, lui, était un type superbe, intelligent et plein d’humour, qui sautillait plus qu’il ne marchait, comme s’il avait des ressorts sous les pieds. Bobo, comme le surnommaient ses proches, la vie l’avait dézingué à vingt-cinq ans et quatre mois quand il allait devenir un adulte autonome…

Dès la fin de la première semaine,  Alain prit l’habitude de discuter avec moi en salle des profs pendant que je prenais mon café. Nous parlâmes motos. Si j’étais ce que l’on peut appeler un motard d’opérette, lui était un vrai de vrai, un ancien pilote de course de chez Bultaco. Depuis quelques années, il avait monté une petite entreprise de longs raids estivaux en trails pour clients choisis. L’été dernier, il venait de faire le désert de Gobi. Je l’écoutais me raconter sa vie et ses voyages, tout en pensant à Boris, à sa moto qui l’attendait en vain dans le garage quand Alain arrêta de me parler du désert de Gobi pour me dire : « Tu connais le désert des Bardenas ? Tu devrais faire le désert des Bardenas ! »

J’avoue qu’il m’avait fallu plusieurs mois avant de retenir ce nom étrange qui sentait bon l’Espagne.

« Les Bardenas, c’est superbe ! Un vrai désert à l’américaine. Tu te croirais dans un western, avec une dimension mystique supplémentaire… » m’avait déclaré Alain, son regard se perdant dans une autre dimension.

Maintenant que j’y repense, je suis persuadé qu’Alain devait intervenir dans ma vie comme ces personnages qui, sur la place du marché d’un village, adressent la parole au héros dans les jeux vidéo afin de lui délivrer une quête. Bobo adorait les jeux vidéo. L’été qui avait suivi l’obtention de son bac S, il avait établi un record de jeu non stop : dix-sept heures d’affilée devant son ordinateur, s’accordant juste le temps de pisser, de grignoter des gâteaux et de boire un verre d’eau. Alain, volontairement ou non, m’avait fourni une quête : aller aux Bardenas en moto. Comme je n’avais plus qu’une seule moto en état de marche, la Honda rouge CB 500 F de Boris, mon projet se dessinait simplement dans mon esprit.

A la mi-juin, Cathy, ma femme, la mère de Boris, avait rejoint Andernos, une ville du Bassin d’Arcachon, en urgence, avec sa Peugeot 206 blanche, car la grand-mère de Boris, Andrée, quatre vingt quinze ans était au plus mal. Moi, toujours côté Méditerranée, j’avais attendu la fin de mes cours avant de partir le lendemain en Honda. Je disposais en cette période de fin d’année scolaire d’un tunnel de quelques jours libres entre la fin du troisième trimestre et la surveillance du bac. J’avais décidé de me faire une boucle Argelès/mer, Andernos, Tarbes, les Bardenas, et retour à Argelès via l’Ariège. Kilométrage estimé : deux mille bornes. Seul hic, je n’avais pas roulé en moto pendant plus de cent kilomètres d’affilée depuis trente-cinq ans, et c’était alors un tour de France en Honda CG 125, une sympathique charrette parfaitement increvable. J’avais vingt-deux ans, j’en avais maintenant cinquante-sept… mais Alain m’avait dit de partir ! Je sentais que ce petit défi avait un lien mystérieux avec Boris, ne serait-ce que parce qu’il y avait sa moto au centre même de l’aventure.

Boris avait découvert les joies de la moto à vingt-trois ans. Il avait été un gamin risque-tout et explosif, chutant en vélo lors de cascades invraisemblables. En accord avec Cathy, j’avais arrêté de faire de la moto, de parler moto même devant lui, afin de ne pas lui donner le goût des deux-roues à moteur. Boris avait eu un comportement trop dangereux avec ses multiples vélos. Il n’était pas question de lui acheter mobylette, scooter ou 80. Ma vieille Honda CG 125 avait rouillé dans les jardins de nos différentes locations roussillonnaises avant de finir dans le garage de notre maison, dérisoire épave rouge, témoin d’un passé révolu. En compensation, Bobo avait eu droit à la conduite accompagnée dès seize ans. Il avait passé son permis voiture à dix-huit, l’été suivant son bac S. Sa mère lui avait donné son vieux break Escort bleu pour sa rentrée universitaire à Nice.

Quand la maladie dépressive se manifesta pour la première fois, lors de sa troisième année d’élève-ingénieur à Jussieu, Boris vivait à Paris du côté d’Oberkampf. Il marchait donc beaucoup ou prenait le métro.

En ce début de vingt-et-unième siècle, on soigne, très mal, les dépressions à coups de thérapies freudo-folkloriques, de chimie inadaptée, de méthodes alternatives très peu efficientes. La psychiatrie et la psychologie sont à des âges primitifs. Un bipolaire en 2015 est comme un tuberculeux en 1870 ou un pestiféré en 1750. Pendant les cinq années de son calvaire, Boris a croisé la route de nombreux médecins que je qualifierais gentiment d’inutiles personnes. Malgré tout, sa dernière psychologue et son dernier psychiatre furent presque les bons. Ils comprirent enfin la complexité de sa maladie, sans parvenir à la soigner. De son mal, Bobo dira : « Si, un jour, on guérit ce que j’ai, ce sera en 2045… et le découvreur sera Denis !  Mais je n’aurai pas la patience d’attendre jusque là ! »

Denis était son psychiatre.

Et Boris n’a effectivement pas eu la patience d’attendre jusqu’en 2045.

En ce mois de juin 2016, une pluie torrentielle s’abattit soudainement sur l’autoroute entre Narbonne et Bordeaux. Pour mon nouveau baptême de motocycliste, j’étais servi ! Rouler sous des trombes de flotte entre 100 et 140 km/h sur une double voie, à doubler, se faire doubler en évitant flaques et aspersions de gerbes d’eau est un calvaire. L’eau passait partout malgré mon équipement. Une pulvérisation semblable à un jet de douche orienté de bas en haut jaillissait de ma mentonnière et m’aspergeait le visage. De temps à autre, la pluie s’arrêtait. Quand mon blouson de cuir et mon pantalon k-way commençaient à sécher, ça retombait !

Le virée tournait au cauchemar sur une autoroute bondée de voitures et de camions, dans une lumière grisâtre de nuit éternelle.

J’arrivai à Bordeaux, lessivé, trempé, crevé. Mais il y avait un point positif à retenir : la 500 Honda avait roulé et freiné à la perfection. La pluie du sud-ouest avait glissé sur la technologie nippone sans occasionner la moindre panne, ni perturber la tenue de route du petit roadster.

Je rentrai la bécane dans le jardin de mon père. Puis je sonnai. Il faisait un soleil de fin d’après-midi.

Quand j’étais jeune, papa détestait ma moto et mes virées en 125 CG ! Aussi j’avais été très étonné de le voir féliciter Boris pour son permis moto A2 et carrément abasourdi quand j’avais vu papa en train d’admirer et de faire le tour de la Honda 500 rouge devant un Boris très fier de lui. C’était l’une des dernières fois où le grand-père discutait avec le petit-fils. Je pense qu’ils l’avaient pressenti tous les deux ce jour-là…

Je restai une petite heure chez mon père à parler politique et à grignoter. De temps à autre, je me levai pour vérifier l’état de mes bottes en cuir et de mon blouson disposés contre un radiateur chaud. Il ne me restait plus que quarante-cinq kilomètres à faire en moto avant d’atteindre Andernos, là où se trouve la maison de famille de ma femme.

Je quittai le jardinet de mon père vers dix-neuf heures. De nouveaux nuages s’amoncelaient dans le ciel aquitain. J’avais considéré avec amusement le manège de papa autour de la Honda. Il hochait la tête, disant : « Elle est belle ! D’un joli rouge !». Bien évidemment, je comprenais son changement d’attitude. Au vingtième siècle, ma 125 CG avait été le symbole d’emmerdements potentiels. Il aurait préféré me voir rouler en 4L ou en R5. En ce jour, il réalisait que je n’avais plus beaucoup de raisons de vivre. Il me restait la CB 500. Celle de Boris.

Je traversai Mérignac, confiant et de nouveau au sec dans mes vêtements. Il me restait encore trente-cinq kilomètres à effectuer quand la redoutable pluie girondine recommença son travail de sape. Je n’eus aucun répit sur la route du Bassin d’Arcachon. La pluie ne me décramponna que lorsque je poussai la moto dans le garage de Cathy. Ma femme m’accueillit avec des exclamations d’horreur et de compassion. Pas un de mes vêtements et sous-vêtements n’avaient échappé à la terrible pluie. J’étais exténué.

  • Et tu repars demain pour les Bardenas ? me demanda Cathy en m’apportant une serviette.
  • Ben, la moto pourrait mais moi, je crois que je vais provisoirement m’en tenir là… sauf soleil soudain et pérenne !

Dans les jours qui suivirent, nous marchâmes beaucoup. Puis nous rentrâmes tous les deux dans la même voiture dans les Pyrénées-Orientales afin d’y achever l’année scolaire. Je racontai ma virée inachevée à tous mes copains profs motards et à Alain. Je craignais qu’ils ne se foutent de moi, mais non, ils avaient tous connu le calvaire des virées interminables sous la pluie. Ils compatissaient.

Alain, soupçonneux, me dit : « Tu es bien équipé pour la pluie, au moins ? Tu avais tout ? »

J’acquiesçai, malhonnêtement. En fait, je n’avais qu’un pantalon de k-way et mon blouson en cuir.

Il poursuivit : « De quoi te protéger les gants ? Les bottes ? »

Je mentis : « Oui, bien sûr ! ».

Je pensais en souriant à mes belles bottes Harley Davidson au cuir gorgé d’eau.

Au début du mois de juillet, je retrouvai la Honda bien à l’abri dans le garage d’Andernos. Cathy s’occupait de sa mère dont l’état était de plus en plus préoccupant. Boris qui était devenu un ami avec lequel j’écrivais des livres, j’allais au cinéma, tirais à l’arc en forêt ou roulais en moto dans le pays catalan, Boris me manquait atrocement. Au tout début de sa brève existence de motard, Boris qui n’avait que la licence A1 roulait en Yamaha 125 XT tandis que moi je conduisais une 660 XT. Sur la route, je le laissais tracer l’itinéraire avec la 125. Puis, dès que nous arrivions sur les chemins de montagne ou de forêt, je lui passais la lourde 660. J’ai gardé de ces moments-là une image merveilleuse : Boris roulant à vive allure sur le mythique trail Yamaha grimpant depuis trois quarts d’heure un col de montagne. Il était devant moi, pénétrant dans un sous-bois éclairé par un soleil qui trouait poétiquement les feuillages. Nous roulions sur une route de terre tapissée de feuilles mortes. Sa roue arrière faisait voler des gerbes de végétations. Il accélérait dans la ligne droite montante et je le suivais avec la 125 au compteur déglingué. Nous devions être à 50 ou 60 km/h. Les feuilles mortes auraient pu cacher des trous ou des pierres… mais nous nous en fichions ! Ce jour-là, nous étions de beaux motards insouciants grimpant vers les cimes du Neoulous.

Boris me manquait. Il me manque terriblement, de plus en plus. Les mois passant, j’arrive à dompter le sentiment de culpabilité qui me rongeait mais le temps semble impuissant à éroder le manque. Dans ces premiers de jours de juillet, je plonge. Je pleure deux à trois fois par jour, tous les jours. Je ne veux plus prendre l’Effexor ou le Leixomil. Je ne vois qu’une chose, partir en moto vers les Bardenas. D’ailleurs, Cathy m’y encourage.

(à suivre)

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