Cet article est la traduction française de « Stand Up, Comics! » article original en anglais d’Aniruddha Sengupta publié le 21 juillet 2018 sur le site Torch Light

Une décennie de roman graphique indien

[dropcap]I[/dropcap]l est difficile de comprendre pourquoi notre père, fonctionnaire et bourgeois moyen de Bengali, tenait tant à nous faire découvrir Amar Chitra Katha (ACK) (classique de la bande dessinée indienne) et les albums de Tintin, alors qu’avec mes frères nous étions encore de tout jeunes lecteurs. L’explication la plus plausible serait qu’il voulait offrir des sources d’inspiration à mon frère Orijit (à l’époque appelé officiellement « Arijit ») qui avait précocement démontré de fortes prédispositions pour le dessin. Quoi qu’il en soit, ces premières lectures nous ont engagés jusqu’à l’âge adulte sur un long chemin riche en découvertes ! Et pour l’Inde, Orijit Sen est même devenu l’un des pionniers d’un renouveau de la BD, comme auteur, mentor, et même centre de gravité du monde des dessinateurs, des écrivains et des universitaires (oui, il y en a aussi) passionnés par le sujet.

C’est au cours de la dernière décennie que cette communauté a commencé à trouver ses marques. Et comme tout enfant a sa manière de grandir, le roman graphique en Inde a trouvé sa propre voie. Dans cet article, je vais tenter d’explorer les particularités de cette évolution locale (on donne différents noms au médium : bande dessinée, comics, roman graphique, livre graphique, texte illustré, art séquentiel, récit visuel… Mais ces termes sont en général interchangeables et je les utilise comme tel). Évidemment, mon propos se limitera à mes propres lectures, essentiellement en langue anglaise, mais aussi aux limites de ma mémoire et de l’espace de l’article… Et donc, il y aura sûrement de nombreuses merveilles que je ne citerais pas !

Un panorama évolutif :

La première chose qui saute aux yeux lorsque vous découvrez la bande dessinée indienne contemporaine, c’est la prédominance des thèmes sociopolitiques. Cette veine réaliste et politique a été initié je crois par « The River of Stories » (Orijit Sen, 1994), publié par l’ONG environnementale Kalpavriksh, qui évoquait les effets dévastateurs du projet de barrage de Sardar Sarovar sur les tribus de la Vallée de la Narmada.

En 2010, Vishwajyoti Ghosh publie « Delhi Calm » sur « the Emergency », période d’état d’urgence en Inde (1975-1977). En 2013, le même participe avec d’autres artistes et écrivains des deux pays à l’anthologie « This Side, That Side » sur la partition du Pakistan et du Bangladesh, un regard collectif d’une génération qui n’a pas directement vécu ces événements. Les troubles entre Cachemire et Kerala ont aussi été racontés et commentés par les auteurs de bande dessinée. Sur ce sujet, le dernier en date est « Munnu: A Boy from Kashmir » (2015) du Cachemirien Malik Sajad qui évoque son pays déchiré par les conflits. « Amar Bari Tomar Bari Naxalbari » (2015) de Sumit Kumar est quant à lui une satire légère des racines du mouvement maoïste dans les jardins de thé du nord du Bengale. Très récemment, « Indira » (2018), sur un scénario de Devapriya Roy et dessiné par Priya Kuriyan (évoquant l’œuvre antérieure de Ghosh), raconte la jeunesse d’Indira Gandhi et son accession au pouvoir.

 

Deux livres publiés par l’éditeur Navayana « Bhimayana » (2011), dessiné par Durgabai Vyam et Subhash Vyam sur un scénario de Srividya Natarajan et S. Anand et « Un jardinier dans le désert » (2013), de Srividya Natarajan au scénario, et Aparajita Ninan au dessin, mettent en scène respectivement la vie et l’œuvre de deux figures politiques et philosophiques de l’Inde : Bhimrao Ambedkar (1891-1956) et Jotiba Phule (1827-1890).

 

La critique de la société de consommation est au centre des « Halahala books » d’Appupen : « Moonward » en 2009, « Legends of Halahala » en 2012, « Aspyrus » en 2014 et « The Snake and the Lotus » en 2018… Et « Our Toxic World » (2010) dessiné par Priya Kuriyan et scénarisé par moi-même, Aniruddha Sen Gupta, parle des conséquences délétères de toutes ces toxines qui nous empoisonnent la vie.


En 2015, Gaysi, magazine LGBTQ basé à Mumbai a publié une « Anthologie graphique Queer ». La même année, le Goethe-Institut Max Mueller Bhavan a collaboré avec Zubaan Books pour créer « Dessiner la ligne » sur le thème des femmes.

 

Mais tous les romans graphiques n’abordent pas des sujets socios ou politiques. La mythologie indienne est aussi une source majeure d’inspiration, en particulier les épopées hindoues Râmâyana et Mahabharata, et l’autrice Amruta Patil (sur Marsam ici) s’est attelée à cette tâche immense avec son « Adi Parva: Churning of the Ocean » (2012  « Parva : L’Éveil de l’Océan » en France) et son « Sauptik: Blood and Flowers » (2016). Le Râmâyana est même revisité dans une perspective féministe par le « Sita’s Ramayana » (2015) de Samhita Arni (au texte) et Moyna Chitrakar (au dessin). « Simian» de Vikram Balagopal (2014) est, quant à lui, une biographie racoleuse de l’un des rares personnages épiques de notre mythologie : Hanumān.

Impossible d’omettre ici le classique « Amar Chitra Katha » qui a tant exploité le filon mythologique depuis les années soixante que la série en a épuisé les possibilités narratives et a fini par se tourner vers d’autres sources d’inspirations.

 


Bien sûr, on trouve aussi des livres plus intimistes, plus subjectifs, comme « Corridor » (2004) qui a peut-être relancé le genre en Inde. Comme l’ensemble de l’œuvre de Sarnath Banerjee, « Corridor » est une histoire de personnages décalés pris dans «la réalité fragmentée de la vie urbaine».  Après « Corridor », Banerjee publie « The Barn Owl’s Wondrous Capers » (2007) dans la même veine, mais qui se passe à Kolkata (Calcutta). En 2008, le « Kari » d’Amruta Patil fait événement en mettant en scène la vie intérieure de son personnage, méthode narrative classique dans le roman graphique occidental, mais très rare en Inde. Dans « L’hôtel au bout du monde » (2009) qui se déroule dans le Nord-Est de l’Inde, Parismita Singh propose une version humoristique des récits de voyageurs…

 

Un bon indicateur du dynamisme du genre est l’apparition occasionnelle de l’absurde et de l’étrange. Un exemple : « Sudershan (Chimpanzee) » (2012, de Rajesh Devraj au texte et Meren Imchen au dessin) qui raconte l’ascension et la chute d’un singe dans la jungle de Bollywood. Ou encore « Ghosts of Kingdom Past » d’Harsho Mohan Chattoraj (2015), une histoire de fantômes de Kolkata au dessin torturé et dramatique. Ou aussi « Quand les corbeaux sont blancs » (2012) dessiné par Garima Gupta et écrit par Jerry Pinto, fable urbaine sur la « noirceur des corbeaux ».

 

Outre les deux mentionnées ci-dessus (« Gaysi » et « dessiner la ligne »), il existe de nombreuses anthologies où collectifs Indiens. Créer une bande dessinée intégrale demande une énorme quantité d’un travail qui au bout ne rapportera pas grand-chose. Peu d’auteurs sont capables de tirer leur épingle du jeu. Pourtant, de nombreux artistes de bande dessinée, en particulier des jeunes, aspirent à s’exprimer ainsi, et les livres collectifs constituent alors le support idéal pour incarner leurs idées d’encre et de papier.

Mis à part les collectifs mentionnés dans les paragraphes précédents, on peut citer rapidement « The Pao Anthology » (2012, sous-titré avec optimisme « volume 1 »), « The Obliterary Journal » (2013), « Dogs !: An Anthology » (2014) et bien d’autres qui ont tous permis de faire découvrir de nombreux auteurs jusque-là inconnus. En 2016, « First Hand: Graphic Non-fiction from India » s’ajoute à la déjà longue listes des collectifs Indiens. Son deuxième volume intitulé « Exclusion » vient de paraître avec encore de nouveaux talents !

Pour compléter…

Comme il ressort de notre énumération, la scène de la bande dessinée indienne regorge d’auteurs complets et il n’est pas si courant d’y trouver le classique duo scénariste/dessinateur. Sont encore plus rare les ateliers qui rassemblent rédacteurs, dessinateurs, encreurs, tous travaillant à la chaîne. Même s’ils en existent qui ont eu beaucoup de succès, comme le célèbre « ACK ». Mais même dans ce cas précis, leur approche n’est pas rationalisée au point d’utiliser des artisans anonymes. Plusieurs auteurs d’ACK ont leur propre style, leur propre identité et sont parfaitement identifiés par le public. Et ACK Media, la société qui publie Amar Chitra Katha, produit également le magazine Tinkle qui présente un certain nombre de bandes dessinées courtes ou longues.

Outre ACK, le marché indien a vu l’apparition d’éditeurs tels que Indrajal, Raj Comics et Diamond Comics. En 2006, une association commerciale de poids lourds internationaux (composée de Richard BransonShekhar Kapur et le gourou new-yorkais Deepak Chopra) a lancé « Virgin Comics », une maison qui ressemble plus à un simple jouet pour Gautama, le fils de Chopra qui s’appelle lui-même « Gotham Chopra », qu’à une aventure éditoriale sérieuse. Rapidement rebaptisée « Liquid Comics », cette maison d’édition s’est liquéfiée en quelques années. Récemment, Campfire Comics, qui travaille avec des écrivains et des artistes indiens, possède déjà un catalogue éclectique mêlant mythologie indienne et grosses doses d’adaptations de classiques européens, comme Shakespeare, la mythologie grecque où les biographies de personnages célèbres…

L’un des aspects les plus frappants de l’industrie éditoriale indienne est le grand nombre de grands éditeurs qui se sont investis sur ce marché, prenant même parfois des risques éditoriaux, ce qui n’est pas vraiment la règle ailleurs dans le monde. Penguin (« Corridor » et les autres œuvres de Sarnath Banerjee, « L’Hôtel au bout du monde », « The Pao Anthology », etc.), Harper Collins (« Kari » et les autres livres d’Amruta Patil), Hachette (« Sudershan (chimpanzé) »), Sage (« Notre monde toxique ») et Scholastic (« Quand les corbeaux sont blancs ») ont tous essayé de se faire une place dans l’édition de bande dessinée. Et bien sûr, plusieurs éditeurs plus alternatifs ont fait de même, tel que que Yoda Press (« This Side, That Side » et les anthologies « First Hand »), Zubaan (« Drawing the Line »), Navayana (« Bhimayana » et « A Gardener in the Wasteland ») et Blaft (« The Obliterary Journal », « Moonward »).

 

Il existe également une petite coterie d’éditeurs indépendants, comme Sarnath Banerjee qui a lancé Phantomville en 2007, une aventure éditoriale qui, destin de la plupart des pionniers, s’est arrêtée rapidement. Captain Bijli Comics s’en sort mieux. Après la sortie de « Mice Will Be Mice » (2012) de son fondateur Vidyun Sabhaney et du dessinateur Shohei Imura, il fait paraître « The Dogs! anthologie » et s’est associé à la publication des collectifs « First Hand ». Autre acteur remarquable du marché, Kokaachi a publié plusieurs anthologies de récits courts, comme « Twelve » ou « Mixtape », dont certaines sous le label de sa première maison d’édition « Manta Ray ». 

Ce bouillonnement culturel, cette efflorescence d’auteurs et de collectifs a suscité l’organisation en mai 2018 de la première « Indie Comix Fest », en contrepoint du grand Comic Con Indiaconvention annuelle de bande dessinée qui a lieu chaque année depuis 2011 dans plusieurs grandes villes.

Le public s’élargit

Longtemps la bande dessinée a été considérée comme une distraction strictement enfantine. Mais le développement actuel du roman graphique Indien change lentement le regard que les adultes portent sur ce médium. Comme le temps use les montagnes, il s’attaque aux plus solides préjugés qui s’érodent devant la place de plus en plus importante que prend le livre illustré dans le paysage littéraire indien. Et comme Orijit et moi-même, de plus en plus de lecteurs indiens gardent intacte leur passion pour la bande dessinée à l’âge adulte.

 

« Stand Up, Comics! » d’Aniruddha Sengupta. Traduction :  Alain François

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