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Lorsqu’on observe les premières années de Lucky Luke, lorsque Morris est seul à la réalisation, on est frappé par la violence des récits. Cela n’alla pas sans poser des problèmes aux éditions Dupuis, alors que la bande dessinée était accusée de tous les maux par les éducateurs. Les premières corrections de Morris, curieusement, sont méconnues.

La censure des dialogues

Pour commencer, il faut dire un mot des dialogues qui définissent la période Morris. Ceux-ci sont familiers, voire crus, voire argotiques. Un enfant de 1950 pouvait sans peine apprendre dans les pages de Lucky Luke tout le jargon nécessaire pour parler d’argent : la thune, les piastres, le carbure… Il y a clairement un goût pour le dialogue qui sonne, la pêche, la gouaille. Du Audiard avant l’heure. Malheureusement, Morris ne va pas jusqu’à qualifier les textes de chaque personnage, donnant à son casting une certaine uniformité. Ainsi, l’expression « parier des dollars contres des biscuits », qui visiblement lui tient à cœur, passe deux fois dans la bouche de Lucky Luke et une dans celle d’un sherif, tandis que le cow-boy parie aussi occasionnellement du whisky contre de l’eau. Cela a beaucoup de charme, mais après plusieurs centaines de planches, on a parfois l’impression que les textes tournent en boucle à relire les même « boy oh boy » ou « enfer et damnation ».

hors-la-loi-argotL'argot de Bob Dalton (Hors-la-loi)

Morris aime aussi à mélanger les langues. Lui-même en parlait plusieurs. Son expérience mexicaine, puis américaine, de la part d’un belge néerlandophone écrivant en français, l’a évidemment conduit au plurilinguisme de sa bande. L’espagnol pénètre les dialogues sans qu’on sache toujours pourquoi, et les panneaux sont régulièrement en version originale. Ses choix sont visiblement très réfléchis : au cours de l’épisode de Joe-la-Gachette, il se range à l’orthographe « shérif », lui qui utilisait jusqu’à présent la forme américaine « sheriff », et il corrigera les récits précédents en conséquence pour les albums.

Si ces corrections prennent la forme de retouches marginales, elles aboutissent à la refonte complète des lettrages de l’album Rodéo, dont la première édition date de 1949. Cette refonte a probablement une cause précise : la loi n°49-956 du 16 juillet 1949 vient d’être votée, et annonce la mise en place d’une commission qui surveillera la presse jeunesse dès l’année suivante et qui portera un regard particulièrement sévère sur toute représentation trop positive des « comportements néfastes à la société ». Dans ce contexte, il est probable que la verdeur des textes de Morris a effrayé les éditions Dupuis, soucieuses d’exporter leurs productions en France et prêtes à devancer les demandes de la commission. La maison belge a peut-être fait faire le nouveau lettrage par un employé maison, car les retouches sont encore visibles sur les originaux, alors que Morris était aux États-Unis et que les échanges n’étaient pas des plus simples.

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Desperado-City, dans Spirou et dans l'album Rodéo

Aujourd’hui, la plupart de ces corrections semblent risibles : les « bang » deviennent « pang », synonyme peut-être d’une forme de francisation des onomatopées, une « damnation » est remplacée par « c’est raté », « abrutis » cède la place à « déchaînés », et les S à l’envers sur les panneaux sont remis dans le bon sens. Une case de Buffalo Creek est redessinée, peut-être parce que le malfrat y invoquait les « circonstances atténuantes ». La nouvelle case, paradoxalement, laisse le crime impuni aux yeux du lecteur.

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La Ruée vers l'or de Buffalo Creek, dans Spirou et dans l'album Rodéo

Enfin, deux vignettes de Desperado-City sont inversées : une fois de plus, nous en sommes réduits aux conjectures, mais on peut imaginer qu’il fallait éviter de conclure la planche sur le portrait des vautours, trop lugubres !

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Desperado-City, dans Spirou et dans l'album Rodéo

Un héros familial

Les difficultés de Morris avec cette loi de 1949 sont entrés dans la légende : en particulier, les morts de Phil Defer et de Bob Dalton ne purent pas avoir lieu dans Spirou. Dupuis refusa d’abord à Lucky Luke le droit d’abattre Bob Dalton à la fin de Hors-la-loi, une fin que Morris restaurera dans la version Gag de Poche quatorze ans plus tard. À noter que dans la parution originale, le résumé en haut de la planche précisait : « Bob Dalton a échappé à la mort. » Ironie du dessinateur ou indice que les trois autres Dalton, eux, n’avaient pas survécu à la chute du toit ?

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Dernière planche de Hors-la-loi parue dans Spirou

Quant à Phil Defer, non seulement Charles Dupuis insistera pour qu’il soit simplement blessé par Lucky Luke, mais il ira vivre ses aventures dans Le Moustique, publication plus adulte que Spirou et plus adaptée à une histoire décidément trop sombre.

Morris, pourtant, avait pris la mesure de ce politiquement correct depuis quelques albums. Il faut dire aussi qu’il a vécu la même montée de bouclier aux États-Unis, dont il revient juste après la création du Comics Code et l’arrêt de nombreux magazines de son ami Kurtzman. Dès Pat Poker, alors même que la série prend une allure nettement plus hard-boiled, et peut-être même dès la résolution de Joe-la-Gachette, Morris commence à choisir des solutions non-violentes et humoristiques : Lucky Luke n’est plus seulement l’homme qui tire vite et juste, il se moque du monde ! À cet égard, les soi-disant panneaux « source empoisonnée » dans le désert ou la partie de cartes visée par Angelface sont déjà des monuments de farce. Morris ose des scènes improbables jusqu’à l’absurde, comme la chirurgie plastique des frères Dalton, qui se retrouvent avec le visage d’autres repris de justice, les frères Younger, ou les déambulations de Lucky Luke sur un cheval de bois dans les rues de Red-City. Pourtant, il combine ce ridicule avec des moments très sombres, culminant lors de la poursuite dans le cimetière à la fin de Pat Poker, et c’est souvent cette dureté qui sera le plus remémorée comme sa marque de fabrique. Le dessinateur joue les grands 8 dans les émotions de ses lecteurs.

À son arrivée sur la série, Goscinny a donc les coudées franches : lui-même, d’ailleurs, comme scénariste, a jusque là tiré un peu dans tous les sens. Il va se spécialiser en même temps que Lucky Luke, ancrer le personnage dans un rôle constant et opter pour de bon pour la non-violence. Il n’est pas certain que ce problème ait joué un rôle dans le choix de Morris de faire appel à un scénariste, toujours est-il que le français ira naturellement vers un langage plus châtié, des fins plus douces et une gentillesse constante. La farce, plus que le drame. La censure ne se taira pas tout à fait pour autant, provoquant quelques éclats au moment des Rivaux de Painful Gulch ou de Billy the Kid, mais elle interviendra avec beaucoup moins de régularité.

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Extrait de l'original de Desperado-City

Cet article fait partie d’une série d’études sur Lucky Luke, réalisées en collaboration avec Michaël Baril. La suite bientôt !

Edit décembre 2016 : A noter que dans leur dossier introductif pour la nouvelle intégrale Dupuis, Christelle et Bertrand Pissavy-Ivernault avancent une explication très différente de l’inversion des vignettes dans Desperado-City.

2 thoughts on “Morris scénariste – 2 : Les premières censures de Lucky Luke

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