Histoire originale que celle de la gestation de La Fiancée de Lucky Luke, un album à grand succès dont personne ne voulait assumer l’écriture.

A la recherche de Sir Francis

En 1980, Georges Dargaud voit les rangs s’éclaircir autour de lui : René Goscinny est mort en le vouant aux gémonies, et Albert Uderzo comme Jean-Michel Charlier cherchent à le quitter. Un nouvel homme providentiel ne serait pas de refus. Il rencontre alors Francis Veber ; si le cinéaste n’a pas encore réalisé La Chèvre, ni Les Compères, ni Le Dîner de cons, il est déjà l’auteur des scénarios du Grand Blond avec une chaussure noire ou de La Cage aux folles : un professionnel à succès.

Aujourd’hui, Francis Veber accepte de partager ses souvenirs avec nous : « J’ai toujours adoré ce que faisait Goscinny. Et comme Morris et Goscinny ont été siamois pendant un temps comme Uderzo avec Goscinny, j’aimais beaucoup Lucky Luke. »

Le scénariste réputé rencontre donc Morris dans un hôtel de Barbizon. « C’était quelqu’un qui n’était pas spectaculaire du tout, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas d’étincelles dans son discours comme chez Goscinny. C’était un homme un peu triste, sympathique, mais pas marquant personnellement. » Les deux hommes marchent, bavardent, et discutent du film Convoi de femmes, qui leur semble un bon point de départ. « Il n’y avait pas assez de femmes à l’Ouest, et trop de femmes à l’Est. Alors il y a eu des convois de femmes qui partaient pour devenir les épouses des cow-boys. C’était Lucky Luke qui escortait le convoi, ces cinquante femmes qui traversaient le pays de part en part, avec plein de dangers, et un des cow-boys qui étaient censés les accueillir avait disparu, ce qui fait que tout à coup une fille restait toute seule. C’était là une source de comique possible, Lucky Luke, ce type qui était poor lonesome cow-boy, se retrouvait tout à coup avec une femme ! Une emmerdeuse, une moche… C’était ce ménage improbable qui faisait la bande dessinée. À la fin, j’avais une chute : il était sur son cheval, mais ce n’était plus I’m a poor lonesome cow-boy, c’est I’m a happy lonesome cow-boy, parce qu’il s’était débarrassé de la fille ! » 

L’idée d’une fiancée de Lucky Luke, aussitôt choisie comme titre, résonne comme un enjeu fort pour le cow-boy solitaire. Le projet précède de peu la publication du Fils d’Astérix, aux mêmes accents iconoclastes. Si la remise en cause des séries traditionnelles va alors de soi, il n’est pas si facile de briser, même en apparence, le canevas qui a prouvé son efficacité. Il est donc encore possible de questionner les traditions goscinniennes ?

De fait, les femmes resteront très minoritaires chez Lucky Luke. Morris répondra souvent, en interviews, à ces journalistes qui s’étonnent de l’éternel célibat de son héros : « Ce sont toujours des femmes qui me demandent s’il va se marier. ». Et de définir son héros comme un taciturne, timide avec les femmes, comme lui. Il ne peut pas conclure ses aventures avec une femme qui lui demanderait : « C’est à cette heure-ci que tu rentres ? »

Au Guy, l’an neuf

Mais voilà que le temps passe, et Veber n’avance pas au-delà de la première planche. Son planning est déjà bien occupé par La Chèvre, puis par Les Compères. On ne peut pas se dire : Tiens, entre deux films, j’ai quinze jours, je vais écrire un scénario pour Morris ! Guy Vidal, directeur de rédaction de Pilote, de retour chez Dargaud, est chargé du suivi éditorial du dossier : les deux hommes se séduisent mutuellement, et Veber lui abandonne carrément le projet au printemps 1983. « J’ai dû me dégager de cette histoire, mais pas par antipathie, simplement parce que j’avais des commandes de Gaumont, et j’ai rencontré en Guy Vidal quelqu’un qui comprenait parfaitement ce métier. »

Vidal, en l’occurrence, hésite un peu avant de se lancer dans l’aventure. Il a conscience de ne pas avoir le génie de son ami Goscinny, et dit manquer singulièrement d’humour. « Je l’ai fait, mais j’ai peiné. Le scénario d’humour n’est pas mon truc. J’allais travailler avec Morris à Bruxelles. Sa femme nous offrait sans arrêt des petits gâteaux, des petits fromages. Lui était d’une correction absolue, corrigeait mes erreurs. » 1

Le scénario de Vidal, s’il n’est pas des plus drôles, fait preuve d’un humanisme inédit. Ses indiens parlent normalement, et le convoyeur Toussaint Charbonneau, très efféminé, est visiblement homosexuel, sans le moindre rapport avec son modèle historique. Une audace rare dans la bande dessinée classique. Vidal, qui disait accorder en général plus de crédit aux femmes qu’aux hommes, se sent peut-être prêt à questionner les normes de genres.

On remarque aussi un alignement sur les techniques de la série animée de Hanna et Barbera : Ran-Tan-Plan fait de la figuration au-delà de son rôle habituel de chien du pénitencier, Lucky Luke reçoit son télégramme des mains d’un facteur digne de Mermoz, et le cow-boy justifie son surnom en faisant preuve d’une chance inédite.

Autre signe de l’icônisation de l’univers et du personnage : aux côtés de Lucky Luke, nous retrouvons Hank Bully, un personnage secondaire de La Diligence qui n’avait pas spécialement vocation à revenir. On reconnaît aussi le nom de Ming-Li-Foo dans les décors. L’année précédente, dans le Daily Star, c’était le croque-mort Bones qui se fixait dans la série. Dans les années qui suivent, Ma Dalton, Calamity Jane ou Pat Poker feront leur réapparition. Le grand principe d’hétérogénéité des histoires de Lucky Luke est en train de se rompre, et l’âge d’or sert de plus en plus de référence obligée.

Morris et Sacha Guitry

Quand l’histoire lui parvient, Morris la dessine rapidement. Le projet semble lui faire plaisir, car son dessin est très en forme. Il apprend avec intérêt l’histoire de Carrie Nation, qui luttait contre l’abus d’alcool en détruisant les bouteilles de saloon en saloon, et parle de lui consacrer un album futur.

Mais il ne se contente pas de dessiner platement le scénario ; il a envie d’un peu plus de férocité. « Morris a réécrit l’histoire à sa manière. Certaines phrases clouent « le beau sexe » au mur plus violemment que je ne le souhaitais. » 2 Le rôle du personnage efféminé est minimisé, et des aphorismes misogynes fleurissent. Le mariage est clairement traité comme un repoussoir.

Vidal se fâche. Il hésite même à signer. Veber, croisé par hasard, l’aide à relativiser : c’est le privilège du metteur en scène, et Morris est un monstre sacré ! Et puis il y a la perspective des droits d’auteur, pour un album dont le tirage, par contrat, ne devait pas faire moins de 750 000 exemplaires…

Malgré cet état d’esprit pas franchement moderniste, l’épisode garde son charme : grâce à la chaleur du dessin de Morris, et à la bienveillance communicative qu’il met à nous dépeindre ses personnages, y compris féminins. C’est aussi un coup marketing, qui fera rapidement s’épuiser la première impression. Ce sera malheureusement le dernier grand succès de Morris, avant un début d’érosion des ventes. Vidal de son côté trouvera le bilan assez positif pour coécrire avec deux camarades et pour différents dessinateurs une série d’histoires courtes de Lucky Luke. Mais en bon chat échaudé, il ne montera plus de projet, ni seul, ni avec Morris lui-même.

 Les citations non sourcées proviennent d’entretiens menés avec Michaël Baril
Les images sont extraites de l’album La Fiancée de Lucky Luke, Dargaud / Lucky Comics.

  1. Bo-Doï, 2002
  2. Idem

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