« Vraiment, sur Le Daily Star, on a eu un état de grâce. Je l’ai relu il y a quelques mois ; j’étais content en fermant l’album. Claude de Saint-Vincent, le patron de Dargaud, me disait qu’il était largement du niveau de Goscinny. »

C’est Xavier Fauche qui prononce ces mots alors que nous buvons un café dans le salon de son bel appartement clodoaldien. Sans prétention aucune, mais sans jouer non plus les faux modestes. Et pourquoi, après tout, serait-il modeste ? Jean Léturgie et lui peuvent être fiers : ensemble, les deux scénaristes – encore débutants à l’époque, en 1984 – ont écrit l’un des tous meilleurs albums de l’après-Goscinny.Le Daily Star

Duo pour une tragédienne

Avant d’évoquer Le Daily Star, revenons quelques années en arrière, en 1980. Xavier Fauche est alors le réalisateur du Pop-Club, une émission de radio. Sa collègue Ève Ruggieri raconte la vie des femmes célèbres dans une autre émission. En écoutant sa chronique sur Sarah Bernhardt, Fauche imagine une rencontre entre la grande tragédienne et l’homme qui tire plus vite que son ombre. Il n’a jamais écrit de BD, ne connaît pas le milieu, mais s’arrange pour rencontrer Morris à Angoulême et, au bluff, obtient un rendez-vous chez lui. Il s’y rend accompagné de Jean Léturgie, un attaché de presse des éditions Glénat (et scénariste débutant) qu’il fréquente occasionnellement pour son émission. Celui-ci connaît déjà Morris pour l’avoir interviewé dans Les cahiers de la bande dessinée. Quelques heures de discussion autour d’une bière avec le papa de Lucky Luke, et voilà les deux inconnus propulsés scénaristes du prochain album. Fauche n’en revient toujours pas : « Ça s’est tricoté de la façon la plus simple et la plus folle. »

Sarah Bernhardt sort en 1982. Consécration suprême : Fauche & Léturgie sont les premiers à être officiellement crédités en couverture, là où Vicq et de Groot (pourtant des professionnels reconnus) avaient dû se contenter d’une mention discrète en page de titre. Morris, qui avait juré ne pas s’attacher de nouveau à un scénariste, semble déjà accorder une confiance particulière à ces deux jeunots ; peut-être justement parce qu’en terme de notoriété ils ne peuvent pas lui faire de l’ombre. Toujours est-il que la proposition d’une nouvelle collaboration est rapidement mise sur la table : « Nous pensions, très sincèrement, que l’aventure s’arrêterait là. Et puis, tout aussi naturellement que la première fois, Morris nous a demandé si nous n’avions pas une autre idée. C’est ainsi qu’est né l’épisode Le Daily Star. »1

Un thème et de la documentation

Jean Léturgie, avec qui nous déjeunons dans un petit restaurant du 3e arrondissement où il a ses habitudes, se souvient : « On a essayé de se recentrer sur l’histoire du western, on s’est documentés. On a proposé à Morris de traiter du journalisme au Far-West : il a dit que c’était une super idée. Il nous a même envoyé un article qu’il avait publié dans Spirou sur le sujet. »

Spirou n°967 (1956)

Le thème du journalisme est effectivement la première bonne idée de l’album. C’est que les bons sujets à traiter commencent à se faire rare : pour riche qu’elle soit, la période de la conquête de l’Ouest dans laquelle évolue Lucky Luke n’a finalement duré qu’une trentaine d’années… Or, la série a déjà plus de 50 albums au compteur, dans lesquels Morris et ses scénaristes successifs ont déjà épuisé pas mal de matière. Pour ce qui est du journalisme, Goscinny l’a déjà évoqué (notamment dans Billy the Kid et Calamity Jane), mais sans le traiter frontalement : la voie est libre.

La presse dans ce qu’elle a de positif est personnifiée ici par le sympathique Horace P. Greely, directeur, rédacteur en chef et imprimeur du Daily Star, lointainement inspiré d’un personnage réel. Sa devise : « indépendance toujours, neutralité jamais ». Idéaliste et totalement investi dans sa noble mission, Greely n’hésite pas à « écrire tout haut ce que tout le monde pense tout bas » : le whisky du saloon est frelaté, l’épicerie abuse de son monopole pour hausser les prix, les pompes funèbres font passer des cercueils en prêt-à-porter pour du sur mesure… De quoi se faire quelques ennemis (par exemple le tenancier du saloon, l’épicier ou encore le croque-mort) : journaliste au Far-West n’est pas un métier de tout repos. En cela, le tableau que dépeint Le Daily Star est fidèle à ce qu’évoquait Morris dans son article pour Spirou en 1956 : « l’éditeur […], qui bien souvent était à la fois son propre rédacteur et son propre imprimeur, et qui en outre était forcé de remplir ses fonctions derrière une table où trônait à côté de l’encrier un gracieux mais sinistre revolver à six chambres ».

Il faut dire que l’histoire a été écrite à l’aide d’une solide documentation : Léturgie a profité d’un voyage aux États-Unis pour écumer les librairies américaines, Fauche a compulsé à la bibliothèque de Radio France l’encyclopédie Time–Life sur le Far-West, et Morris lui-même leur a confié tous les documents qu’il avait réunis pour écrire son article de 1956. Retenant la leçon de Goscinny (« En gros, je cherche les grandes lignes de l’événement – le plus simple possible – et ensuite l’anecdotique. »2), les deux scénaristes ont digéré ces sources pour en extraire les anecdotes les plus loufoques, comme le rappelle Léturgie, rigolard : « Quand on raconte qu’on imprimait sur des animaux, c’est vrai ! Pas sur des vaches, mais quand même. Ils étaient fous les mecs. »

Bien sûr, au-delà de la simple accumulation d’anecdotes authentiques, Le Daily Star a aussi des échos plus contemporains. Paru en pleine affaire Abouchar (un journaliste pris en otage en Afghanistan) et peu après le vote d’une loi contre la concentration de la presse, l’album est même d’une actualité brûlante. « On est bien tombés, parce que c’était une époque où on parlait beaucoup de journalisme », reconnaît Xavier Fauche.

Et puis, l’histoire du vaillant reporter luttant pour la liberté d’informer, contre les puissants qui cherchent à le museler, est intemporelle : Horace P. Greely et Élise Lucet, même combat ! « C’est un hymne à la presse libre », résume Fauche.3 En relisant l’album en 2018, on s’étonne même d’y trouver des références à l’information en continu ou à la concurrence de la presse gratuite sur les journaux traditionnels, alors que ces thématiques étaient loin d’être d’actualité en 1984. BFM TV et 20 Minutes parodiés avec 20 ans d’avance ! Il faut croire que les auteurs, issus tous deux du monde des médias, connaissaient bien leur sujet…

Qui dit Lucky Luke dit humour

Mais le thème et la documentation ne font pas tout, comme le rappelle Fauche : « C’est vrai qu’une documentation est très utile, mais je ne crois pas que ce soit : « plus on a de documentation, meilleur est le scénario ». Ce qui est drôle, c’est le regard un peu dissocié, ce qu’on n’attend pas et qui arrive, ce qu’on attend et qui n’arrive pas… C’est balader le lecteur ! »

De l’humour, Le Daily Star en regorge. Entre les interventions du commerçant jovial qui déclame comme un benêt les slogans publicitaires de ses produits, la prison qui possède « les barreaux les plus sûrs de la région » mais dont les murs sont détruits à chaque explosion, ou encore le coffre-fort garanti indestructible mais qui « s’ouvre au moindre choc », les running-gags tournent à plein régime. On pourrait encore citer les images représentant les « unes » du Daily Star, truffées d’encarts et de petites annonces absurdes, et que Morris complète par des extraits authentiques de journaux d’époque.

La plus fameuse trouvaille est sans nul doute le leitmotiv de l’épicier, qui expose à ses complices chacune de ses idées pour nuire au Daily Star sous forme d’un « qui dit » : « Qui dit journal dit papier, et qui dit pas de papier dit pas de journal ! » Efficace et drôle. « J’ai un beau-frère qui, encore maintenant, me parle en « qui dit » », s’amuse Xavier Fauche.

Morris, comme à son habitude, affuble toute cette galerie de personnages de trognes pas possibles. À noter une curiosité : le croque-mort retrouve ici pour la première fois son physique des longs-métrages animés, issu initialement de l’album Les rivaux de Painful Gulch et qui deviendra quasi-systématique dans tous les suivants… sans qu’on sache jamais vraiment s’il s’agit du même personnage, ou d’un acteur de papier que le dessinateur emploie dans des rôles différents, comme ces seconds couteaux dont on reconnaît le visage d’un western à l’autre.

Le succès

Prépublié dans près de vingt journaux, très bien accueilli par la critique, l’album est aussi un vrai succès public. Les 800 000 exemplaires du premier tirage en langue française sont épuisés dès le premier mois, et le million d’exemplaires vendus est rapidement dépassé avec la réimpression. Traduit en 22 langues, Le Daily Star marche aussi très fort à l’étranger. De quoi renforcer la confiance que Morris place en ses deux poulains : « Je suis très content de leur travail. Ils ont bien repris l’esprit et l’humour de Goscinny, ce qui n’est pas rien dire. C’est très difficile de prendre un héritage pareil. »4 Et, lorsque le journaliste lui demande s’il souhaite renouveler cette collaboration, pas d’hésitation : « C’est bien mon intention. »

Léturgie tempère : « Il nous faisait confiance, parce qu’avec Le Daily Star, on est passé de 500 000 à 1,2 millions d’exemplaires vendus, mais on ne s’est jamais considérés comme les repreneurs officiels. On était occasionnels. Morris ne voulait pas s’attacher à quelqu’un. » Néanmoins, ensemble puis séparément (avec de nouveaux complices), Fauche et Léturgie signeront 9 tomes de Lucky Luke – un record absolu, les autres scénaristes de l’après-Goscinny n’ayant jamais dépassé les 3 albums – et créeront 2 séries parallèles (Rantanplan et Kid Lucky). En interview, Morris continuera tout au long de cette période de leur accorder un statut de collaborateurs privilégiés.

Fauche & Léturgie, one-hit wonders ?

En se remémorant ses différents albums de Lucky Luke, Jean Léturgie est souriant, mais très critique. Sarah Bernhardt ? « C’était notre premier album, on n’était pas encore vraiment au point. » Le Pony Express ? « On n’était peut-être pas dans l’ambiance. » L’amnésie des Dalton ? « C’est un album raté. » Les Dalton à la noce ? « Pas très réussi. » Seul Le Daily Star semble trouver grâce à ses yeux : « C’est un bon album, j’en suis content. »
Même constat, quoique plus mesuré, pour Xavier Fauche : « Les autres, L’amnésie des Dalton etc., tout n’est pas à jeter, mais ce n’est pas tout-à-fait bien. J’aurais adoré faire bien les neuf albums que j’ai faits, j’aurais adoré les faire mieux qu’ils ne sont ! Sauf Le Daily Star. »

Pourtant, Fauche & Léturgie ne sont pas les scénaristes d’une seule œuvre. S’il est incontestable que Le Daily Star est leur coup de maître, l’ensemble de leur corpus est plus qu’honorable. Notamment leur album suivant, Le Pony Express : un thème déjà envisagé en son temps par Goscinny, mais qu’il avait finalement écarté (« Il trouvait ça compliqué, il n’y avait pas d’unité de lieu. », expliquera Morris à ses nouveaux scénaristes). Sorti en 1988, l’histoire qu’en ont finalement tirée Fauche & Léturgie tient la route, se lit (et se relit) avec plaisir. L’album d’après, L’amnésie des Dalton, est aussi très drôle ; nous y reviendrons dans un prochain article.


Les citations non sourcées proviennent d’entretiens menés avec Clément Lemoine, le 9 octobre 2016 (Jean Léturgie) et le 15 mars 2017 (Xavier Fauche).
Les images sont extraites de l’album Le Daily Star, Dargaud / Lucky Comics, sauf mention contraire.

  1. Xavier Fauche dans l’intégrale Lucky Luke #17, Lucky Comics, 2005.
  2. Schtroumpf #22, 1973
  3. Xavier Fauche dans la collection Lucky Luke – Les Dessous d’une création, éditions Atlas, 2011.
  4. La bouteille à la mer, TF1, 05/12/84

4 thoughts on “Lucky Luke après Goscinny – 4/10 : Le Daily Star

  1. Votre série d’articles sur l’après-Goscinny est vraiment stimulante. Grâce à vous, je me suis replongé dans des albums que j’avais délaissés depuis longtemps (et je compte lire ceux que je n’avais même pas ouverts à leur parution, comme « L’Amnésie des Dalton » ou « O.K. Corral »).
    Il y a tout de même un point faible dans « Le Daily Star » : avoir fait de Jolly Jumper un « envoyé spécial » et un rédacteur d’articles (à partir de la planche 15). Ordinairement, quand Jolly Jumper parle, le lecteur est autorisé à penser que Lucky Luke ne l’entend pas. Il s’agit de pensées chevalines transcrites pour le seul lecteur, des mots d’esprit en bonus sous forme d’infra-dialogue en quelque sorte (voir planche 11, quand Jolly Jumper tourne la tête vers Lucky Luke qui vient de demander si ça lui dirait de travailler dans la presse : « O.K. ! mais à condition de ne pas faire les chiens écrasés ! »). Mais si maintenant Jolly Jumper sait écrire, il devient un être humain à part entière… Ce détail est tragiquement anti-goscinnien.

    1. Merci pour votre commentaire, j’espère que vous avez pris plaisir à lire ou à relire ces albums ! En ce qui concerne Jolly Jumper dans Le Daily Star, j’avoue que c’est un détail qui ne m’avait pas vraiment choqué, mais je comprends l’argument, étant moi-même assez chatouilleux sur la question de son degré d’humanisation. C’est un point qui n’a pas toujours été bien géré par les successeurs de Goscinny, et qui mériterait quasiment un article à part entière 🙂

  2. L’anthropomorphisation de Jolly Jumper ne me dérange pas lorsqu’elle est faite dans une illustration de couverture, car une couverture est faite pour jouer avec les attentes du lecteur.
    Jolly Jumper maniant le bras de la Washington Impériale numéro 3 est un spectacle comique et réjouissant, parce qu’il nous est offert par la couverture de l’album (et celle du « Daily Star » est l’une des plus belles couvertures de la série : rien que sa composition est admirable). Mais découvrir à l’intérieur de l’album que Jolly Jumper sait écrire n’a rien de comique. Dans un monde où les chevaux sauraient écrire, les aventures d’Horace P. Greely ne se produiraient pas.
    À l’intérieur des histoires cette anthropomorphisation endommage l’illusion réaliste. Or, comme dans les longs-métrages de Buster Keaton, la puissance des gags vient précisément du fait qu’ils surgissent au sein d’un univers réaliste et cohérent.

    Merci pour votre réponse, et merci encore pour vos articles, riches d’informations inédites et passionnants à lire.

  3. Merci pour cet article ! J’ai adoré apprendre plus sur le contexte dans lequel a été né cet album. Je suis retombé sur les bandes dessinées Lucky Luke après presque 25 ans et là, c’est clair : faut que je les relise toutes !

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