Dans une liste des Lucky Luke marquants de l’après-Goscinny, on ne peut pas faire l’impasse sur Fingers.

Clope, pas clope

En 1983, l’album marqua les esprits, d’abord parce qu’il s’accompagnait une forte rupture symbolique : Lucky Luke n’arborait plus son traditionnel mégot, mais un brin d’herbe ! En réalité, cela faisait des années que la chose couvait, mais Morris rechignait à laisser de côté un élément fort de son identité visuelle. « Si je devais le dessiner sans cigarettes, ce ne serait plus Lucky Luke. Oh, si un jour je trouve un bon gag, une bonne façon de lui faire arrêter, je pourrais le faire. Alors je lui mettrais autre chose dans la bouche, une paille ou quelque chose. » 1 Après les protestations de lecteurs, le blocage d’une affiche par le Comité national contre le tabagisme et l’impossibilité de diffuser la bande dessinée en Angleterre, c’est le veto de Hanna et Barbera au moment de la coproduction d’un nouveau dessin animé qui oblige le dessinateur à sauter le pas. Les Américains imposent également de retirer les noirs, les Chinois et les Indiens, trop stéréotypés. Mais Morris, s’il renonce au tabac dans Fingers, conserve obstinément une tribu de sioux caricaturaux et case même un domestique noir à grosses lèvres parmi les figurants…

Pour autant, il ne justifie pas dans le récit l’abandon de la cigarette, prenant de court les fans qui furent nombreux à lui en vouloir. Morris se serait semble-t-il bien passé de la médiatisation qui suivit, même si l’OMS lui remit une médaille pour le féliciter de son geste. Le sevrage du cow-boy marqua tellement le jeune Mathieu Bonhomme qu’il en fit bien des années plus tard le sujet de son hommage, L’homme qui a tué Lucky Luke.

Le petit nouveau

Mais si Fingers reste dans les mémoires, ce n’est ni pour cette évolution anecdotique, ni pour un dessin somme toute assez peu flamboyant, mais pour le scénario magistral signé Lo Hartog van Banda.

Totalement inconnu en France à la parution de l’album, le scénariste n’est pourtant pas un perdreau de l’année. Né en 1916, il a travaillé toute sa carrière aux Pays-Bas, notamment pour le studio Toonder de 1952 à 1965, ainsi que pour le journal Pep, l’univers Disney et la télévision. Son fils Rolf a accompagné une bonne partie de son œuvre, en discutant avec lui sous forme de ping-pong d’idées au début de chaque nouveau projet. Ensemble, ils ont travaillé sur la série des Petits Argonautes, dessinée au départ par Dick Matena dans la droite ligne d’Astérix ; et Lo avait aussi proposé un projet de western à Spirou, juste après le départ de Lucky Luke. C’est dire que prendre la suite de Goscinny ne lui fait pas peur. Après un premier projet avorté de reprise d’Astérix avec Daan Jippes, son envie de travailler sur l’espace francophone le pousse à contacter Morris, qu’il a déjà eu l’occasion de rencontrer à une table ronde. « Je cherchais un adversaire qui pourrait faire quelque chose que Lucky Luke ne pourrait pas faire. Être plus rapide, par exemple. J’ai dit à Morris : et si quelqu’un dégainait aussi vite que Lucky Luke, en utilisant non pas son propre revolver, mais celui de Lucky Luke ? Un magicien ! » 2 L’idée séduit le dessinateur.

Il n’est pas étonnant que Morris ait été attiré par la magie. Son frère Louis, le même qui avait participé aux débuts de Lucky Luke, complète ses heures d’enseignement en pratiquant le mentalisme et l’illusion sous le pseudonyme de Carl Hanson. Dans une caricature de 1986, Morris lui donnera d’ailleurs la même mâchoire qu’à Fingers en 1983.

Pour le reste, le personnage emprunte son allure à Mandrake, dont il reprend la moustache, le smoking noir et la cape rouge. Tout en lui désigne l’étranger, l’homme du vieux monde, le « Gaston roi de l’évasion » qui détonne au milieu du Far West. Les magiciens ne sont pas absents de l’univers du western, mais ils ne font en rien partie des clichés qui abondent habituellement dans les pages de Lucky Luke. Le premier acte du récit, qui oppose Fingers aux Dalton, permet de souligner le contraste entre les deux types de bandits. Là où les seconds sont des brutes épaisses cherchant à effrayer le peuple, Fingers se fond dans la masse, joue au gentleman, s’excuse de sa kleptomanie sans chercher à en guérir. Rolf Hartog van Banda, dont l’intervention sur le synopsis n’avait encore jamais été dévoilée, revendique cette ambiguïté : « Mon père voulait faire quelque chose avec les Pinkerton ou avec un magicien sur un bateau à vapeur, nous dit-il. Je n’aimais pas le bateau à vapeur et je n’aimais pas l’idée d’un banal magicien honnête. Alors j’ai écrit le concept du pas très honnête, mais très rapide et séduisant Fingers, qui met tout sens dessus dessous. Et j’ai rendu Lucky Luke responsable de ses actes. » La situation est d’autant plus drôle que Morris n’aimait pas trop qu’on mélange le bien et le mal, et critiquait les visions trop bienveillantes des hors-la-loi.

Magie magie

Le scénario de Lo Hartog van Banda est d’une rare élégance. Il oppose Fingers aux Indiens et aux villageois avec une grande subtilité, laissant toujours le lecteur deviner de quoi il s’agit sans appuyer trop fort. Le hors champ prend toute sa place, y compris dans la première grande scène où Lucky Luke fait la connaissance de son nouvel adversaire par la bouche de témoins qui reconnaissent et nient alternativement son existence. Fingers est le roi d’un jeu de cache-cache où les choses, souvent, se jouent entre les vignettes.

Le lecteur/spectateur se sent alors complice d’une ironie dramatique qui échappe à bon nombre des personnages, lesquels se demandent pourquoi tous les visiteurs veulent une vue sur la rue ou qui est ce mystérieux shérif adjoint qui confisque chevaux et butin. Fingers est pendant longtemps le maître du récit, le seul à en tirer les fils. À son procès, il parvient à se faire avocat, procureur, juge enfin, pour conclure en négociant le temps d’emprisonnement d’un Lucky Luke qu’il rend coupable de son propre comportement !

On ne voit rien, d’ailleurs, de ses trucs. Même le lecteur le mieux exercé se fait prendre au piège de vignettes qui n’indiquent que la moitié des indices et laissent la situation incompréhensible. La magie n’est jamais soulignée, elle saute brusquement aux yeux.

Ce jeu de l’ellipse mystérieuse ne nait pas par hasard dans cette série : c’est la même qui permet à Lucky Luke de tirer plus vite que son ombre, au point qu’à la fin du récit, le justicier emprunte la cape de Fingers comme pour fusionner avec lui. Tous deux rivalisent avec l’homme-médecine dans un concours de magie où rien ne semble plus important que de faire apparaître l’invisible et masquer le réel.

Tout cela, bien sûr, est l’apanage de la bande dessinée. Michael Chabon ou Scott McCloud, quelques années plus tard, souligneront le lien entre magie et art séquentiel. Déjà Lo Hartog van Banda et Morris exploitent toutes les composantes de leur mode d’expression pour raconter un récit qui perdrait son sel sous une autre forme.

Comme souvent dans la collection, le meilleur est au début. Deux autres scénarios signés Lo Hartog van Banda suivront, Nitroglycérine et Chasse aux fantômes, mais Morris modifiera de plus en plus de choses dans le récit, marquant un point d’arrêt à leur collaboration. Ces deux titres, honnêtes, ne valent pas le petit bijou qui les a précédés.

Cet article fait partie d’une série sur les Lucky Luke de l’après-Goscinny, co-écrite avec Michaël Baril.

  1. Stripschriftspeciaal n°3, 1981
  2. EppoWordt Vervolgd 13, 1987

11 thoughts on “Lucky Luke après Goscinny – 3/10 : Fingers

  1. Cette censure d’Hannah Barbera (sur la représentation des minorités ethniques) n’intervient pas dans la bande dessinée. Elle n’est exercée que sur la série d’animation destinée à la TV des petits américains du samedi matin. Et seulement pour cette série-là car les series tv suivantes (IDDH en 1991 et Xilam en 2001) ne tiennent d’ailleurs pas compte de la censure américaine. Dans la bd, Morris a pu continuer à dessiner des chinois, des indiens, des afro-américains ,… comme il l’entendait.
    Pour la cigarette, même si Lucky Luke la perd en BD, c’est une volonté de Morris uniquement (probablement pour élargir la diffusion des albums et la cohérence avec la série animée et le long métrage de 1983). Il aurait très bien pu continuer avec, mais il choisissait toujours ce qui était bon commercialement pour sa série.(il explique cela dans une interview)

      1. Merci pour votre réponse. Je vous répond à mon tour.

        Justement ! Il n’a rien à se réapproprier car, dans les livres, il ne s’est jamais affranchi de ces censures sur les minorités ethniques. (Ce n’est peut-être pas clair dans mon propos précédent)

  2. Merci pour votre analyse. Effectivement, aucun accord avec Hanna Barbera ne contraignait légalement Morris à retoucher aussi ses bandes dessinées, si une lecture trop rapide de l’article vous avait incité à le croire. Mais c’est bien l’évolution du personnage dans le dessin animé qui l’oblige à faire évoluer les albums, sur cette question et sur d’autres (on pourrait parler du whisky, par exemple, mais cela nous éloignerait encore plus de Fingers). Quant aux minorités ethniques, notons qu’elles représentaient aussi un enjeu commercial, quoique sans doute moins grand : Morris a raconté dans plusieurs interviews qu’il ne pouvait pas publier En remontant le Mississippi en Suède parce qu’il refusait de redessiner les noirs trop typés.

    1. La censure de l’album « En remontant le Mississippi » est bien anterieure au dessin animé d’Hannah Barbera. Ça n’a donc rien a voir.

      1. Personne n’a écrit qu’il y avait un rapport entre la censure de la possible publication suédoise de « En remontant le Mississippi » et les dessins animés d’Hannah Barbera.

        1. Non bien sûr mais étant antérieur, l’exemple est, à mon opinion, plutot mal choisi.
          Et de plus, ce n’est pas qu’il ne pouvait pas publier (en Suède)… Il pouvait publier. Mais sous certaines conditions (redessiner les afro-americains) . Ce qu’il a refusé.

  3. Votre opinion vous appartient bien sûr. Pour le reste, il me semble vraiment que mes explications et les vôtres ne sont en rien contraires, et que nous pouvons nous en tenir là.

  4. Excellent article! On the censure, here in Iceland we didnt get to see En remontant le Mississippi. The publisher explained in an article which appeared in the Icelandic version of another Lucky-Luke album that its content was too controversial and he didnt have the guts to publish it 🙂 In reality, the books were published in Iceland in co-operation with other Scandinavian publishers, so the Swedish take on the album probably was to blame.

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