Les Schtroumpfs noirs1 sont-ils une œuvre raciste ?

Depuis la parution du Petit Livre bleu. Analyse critique et politique de la société des Schtroumpfs (2011) d’Antoine Bueno, ouvrage parodique, mais souvent lu et chroniqué au premier degré, la question semble entendue. Si la dénonciation de l’univers créé par Peyo comme un «archétype d’utopie totalitaire empreinte de stalinisme et de nazisme» prête à sourire, en revanche, le racisme de l’album de 1963, qui oppose deux groupes, l’un violent et invasif, l’autre pacifique, par la couleur de l’épiderme, paraît plus convaincant. A sa suite, plusieurs articles détaillent les rapprochements entre les traits des Schtroumpfs noirs, agressifs, dépourvus de langage, voire dotés de penchants cannibales, avec la représentation caricaturale des Africains dans l’Europe coloniale, déjà largement illustrée par Tintin au Congo (1931)2. Pour faire bon poids, la critique ajoute volontiers dans la balance le sexisme de la Schtroumpfette, ou encore l’antisémitisme présumé du dessin du sorcier Gargamel.

L’essentiel de cette relecture s’explique par les effets d’un déplacement et de l’éclairage d’un nouveau contexte culturel: celui des Etats-Unis, qui accueillent les aventures des lutins belges à partir de 1980, dans une adaptation en dessins animés produite par Hannah-Barbera – qui impose dès cette version la modification de la couleur des Schtroumpfs noirs, devenus Purple Smurfs pour le public américain. Cet ajustement, repris par l’éditeur Papercutz pour l’édition anglaise de 2010, indique toutefois que le racisme supposé de l’album se limite à l’apparence des personnages, puisque le passage au violet suffit à en gommer toute trace, le récit restant inchangé.

Dessin animé, Purple Smurfs, 31 octobre 1981, NBC.

Un mot sur la Schtroumpfette, dont le sexisme est aussi indéniable que le racisme structurel de Tintin au Congo. La qualité de syndrome emblématique de la représentation de la femme dans la culture populaire que lui attribue la critique féministe découle de la loi qui régit la tribu de Peyo, et qui peut se résumer par la combinaison de deux principes: 1) une règle de similarité (tout le monde est a priori semblable), modalisée par 2) une règle d’essentialisation de la variation (tout caractère secondaire devient un idéal-type). Cette loi qui s’applique de la même façon aux sept nains de Blanche-neige, semblables par leur petite taille, mais individualisés par un trait de caractère, explique pourquoi il est si facile de produire une lecture structurale de l’univers de Peyo.

Walt Disney, Blanche-neige et les sept nains, 1937.

Initialement publié en 1959 dans un supplément au journal Spirou3, l’épisode des Schtroumpfs noirs est la première histoire qui met en scène les effets d’une variation catastrophique au sein de la tribu, qui conduit à sa division en deux camps ennemis. S’agit-il d’un schéma raciste? Malgré l’antagonisme des deux groupes par l’opposition des couleurs noir/bleu, un facteur ne semble pas respecter le stéréotype raciste: celui de la transmission épidémique du caractère «noir», qui fait toute la dynamique du récit, puisque le seul Schtroumpf atteint au début par la mutation finit par contaminer l’ensemble de la population, malgré les contre-mesures imaginées par le Grand Schtroumpf, menaçant in fine d’extinction les lutins bleus.

Cette dynamique peut être comparée au motif raciste du «grand remplacement», qui décrit une menace invasive substituant une population allogène à une population originelle. Mais ce motif est lié en Europe à l’histoire de l’antisémitisme, et sa transformation en conspiration arabo-musulmane est trop récente pour pouvoir s’appliquer aux Schtroumpfs noirs4 De nombreux lecteurs rapprochent avec plus de vraisemblance l’album du récit de zombies, basé sur un effet de contamination biologique.

Le modèle du genre, le film de George Romero, Night of the Living Dead (La Nuit des morts-vivants), date de 1968, trop tard pour inspirer l’album. En revanche, la plupart des éléments du récit des Schtroumpfs noirs correspondent à l’intrigue du roman publié en 1954 par Richard Matheson, I am Legend5, source inaugurale de la mythologie de l’apocalypse zombie.

Chez Matheson, les personnages de morts-vivants sont des vampires, qui se réveillent la nuit pour attaquer les humains, expliquant la couleur des Schtroumpfs noirs, mais aussi la contamination par morsure, ainsi que l’agressivité ou la perte du langage. Plus encore, la structure apocalyptique du roman, où le dernier survivant de l’espèce humaine, Robert Neville, est assailli par des hordes de vampires, jusqu’à succomber sous le nombre, est reprise dans le scénario de l’album, où même le grand Schtroumpf subit la mutation. On y retrouve également les expériences scientifiques pour remédier à l’épidémie, le motif du camouflage d’un des Schtroumpfs noirs, inspiré du personnage de Ruth, ou encore celui du spectaculaire assaut final.

Source étonnante pour une histoire destinée aux plus petits, le roman de science-fiction américain cadre bien avec les goûts littéraires d’Yvan Delporte, le rédacteur en chef de Spirou à l’origine de l’idée du supplément détachable, et scénariste des Schtroumpfs noirs, comme de nombreux récits des lutins dessinés par Peyo. Co-inventeur du personnage de Gaston Lagaffe avec Franquin en 1957, Delporte collabore également aux premiers pas de l’anti-héros dans les pages du magazine. Il sera ausi l’inspirateur, dans le cadre du supplément Le Trombone illustré, du volume des Idées noires dessiné par Franquin en 1977, autre exemple d’un humour au vitriol dont il coscénarise plusieurs planches.

Franquin/Delporte, Idées noires, 1977.

Un élément fait obstacle à l’interprétation raciste des Schtroumpfs noirs dans le contexte de la bd franco-belge des années 1960: la représentation des Africains se conforme à un stéréotype issu de la tradition coloniale, qui leur attribue non seulement une couleur de peau sombre, mais des lèvres charnues et un langage dit «petit nègre», tel celui illustré dans Tintin au Congo ou dans Asterix. On retrouve par exemple ces caractères en 1959 dans l’album de Franquin, Le Gorille a bonne mine. Si les personnages d’Africains sont pratiquement absents des histoires proposées par Peyo6, celui-ci donne en revanche une apparence de “sauvages” à ses Schtroumpfs dans l’épisode du Cosmoschtroumpf, en 1970, qui reprend le principe de la caricature ethnique par un soulignement graphique de la bouche.

Ce stéréotype, ignoré par les critiques récentes des albums de Peyo, fournit pourtant la clé pour comprendre la différence de perception qui affecte les Schtroumpfs noirs dans le contexte américain. Dans la tradition coloniale, incarnée par le tirailleur sénégalais de la publicité Banania en 1915, l’Africain n’est pas un personnage menaçant ni susceptible de se substituer à la population blanche, mais une caricature comique, sujet de moqueries paternalistes, comme dans les sketches de Michel Leeb. Ce n’est qu’au sein de la tradition issue de l’esclavagisme et de la violence raciale des Etats-Unis qu’un récit montrant l’opposition de deux groupes, dont l’un marqué du caractère “noir”, peut être interprété comme la projection d’une situation sociale. La recontextualisation américaine des Schtroumpfs racialise le signifiant “noir”, imposant son éviction.

Les Schtroumpfs noirs, 1963. Le Cosmoschtroumpf, 1970.
Si l’on en croit le témoignage des lecteurs, la modification de la couleur des personnages dans les adaptations américaines n’a pas attenué la peur provoquée par un récit terrifiant7. Même du point de vue du racisme structurel, et malgré la conflictualité élevée associée à ce thème, qui justifie la prudence des éditeurs, le succès des Schtroumpfs outre-Atlantique confirme le caractère bénin des reproches adressés à Peyo. Première adaptation visuelle de la mythologie de l’apocalypse zombie8, Les Schtroumpfs noirs demeure une œuvre graphique exceptionnelle, marquée du sceau de l’humour noir – celui qui parie sur l’intelligence de ses lecteurs.

Version rédigée du séminaire du 14/12/2017.

EnregistrerEnregistrer

EnregistrerEnregistrer

EnregistrerEnregistrer

EnregistrerEnregistrer

  1. Peyo, Yvan Delporte, Les Schtroumpfs noirs, Paris, Dupuis, 1963.
  2. Célia Sadai, «Les Schtroumpfs noirs de Peyo ou l’ambiguïté problématique de la bande dessinée coloniale», La Plume francophone, 2 juillet 2014.
  3. Les Schtroumpfs sont apparus en 1958 dans une autre série de Peyo, les aventures de Johan et Pirlouit: La Flûte à six schtroumpfs. Les Schtroumpfs noirs sont publiés le 2 juillet 1959 sous la forme d’un fascicule détachabledans le n° 1107 de Spirou.
  4. Renaud Camus, Le Grand Remplacement, 2011.
  5. Richard Matheson, Je suis une légende (1954, trad. de l’américain par Nathalie Serval), Paris, Gallimard, 2001.
  6. A l’exception d’un policier africain dans Les Douze Travaux de Benoît Brisefer, en 1968.
  7. Chris Alexander, «Terror on TV. Gnap! Gnap! Zombies Vs Smurfs in ‘The Purple Smurfs’», Comingsoon, 25 juin 2016.
  8. La première adaptation cinématographique de I am Legend, The Last Man On Earth, avec Vincent Price, n’est proposée qu’en 1964 par Sidney Salkow (à noter que le film Vaudou de Jacques Tourneur (1943), qui explore de manière précoce les ressources fantasmagoriques du personnage du zombie, n’est pas encore représentatif du genre apocalyptique inauguré par Matheson et Romero).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.