[Présent]

En remontant de chez Popo, épuisé, je suis distrait par la lumière solaire qui glisse encore du col au versant. Je relève la tête et perds mon regard dans le jeu de prisme des roches humides. Brisant cet instant de grâce, un vent brutal me projette contre la paroi gelée. Je m’y écrase lourdement l’épaule droite avant de m’effondrer sur le chemin. Malgré le froid, une sueur glacée inonde mon dos. Une pensée traverse mon esprit : J’aurais pu me faire projeter dans le vide. Reprenant mes esprits, je me relève maladroitement et je reprends ma progression en assurant chaque pas, toute poésie bue. Ce lieu ne pardonne rien, jamais, et enfin rentré, je découvre l’étendu des dégâts : épaule contusionnée, bras endolori et ma main droite tremble encore. Ce soir, j’ai du mal à écrire et je me promets d’oublier mes désirs d’exploration pour quelques temps.

Dans la nuit, dans le noir, dans la montagne, dans la douleur physique, je souris. Vous ne comprenez pas ça ? Pourtant, alors même que je ne sais pas si j’arriverais à dormir, si j’arriverais à me lever demain, ankylosé, je souris, je souris parce que je me souviens des conversations du jour. Le sexe ? Le sexe, c’était comme d’habitude dans ces lieux, pro. Mais la conversation est un art suprême qui peut produire des chefs-d’oeuvre provoquant épectase, jouissance tout aussi suprême. La poésie à deux… Ha ! Loin, je me souviens même d’engueulades sublimes !

[/présent]

[Juste avant]

Je prends le temps. Je ne descends pas souvent jusque là, alors je prends le temps. Je paye leurs compagnies, longtemps, oui, car les histoires adultères se terminent toujours très mal ici.  Je veux être tranquille à deux, qu’on nous emmerde pas, que la fille respire, qu’elle dorme, qu’elle mange, qu’elle rit. Je ne reviens pas si la fille ne rit pas d’une certaine qualité de rire. Je ne peux rien faire d’autre, ni plus, ni moins. Nos métiers… Nos métiers sont peu différents. Ces filles, ce sont des collègues. Je couche avec des collègues, simplement. Je suis moi aussi obligé de coucher parce qu’on me paye et sans choisir non plus. Et comble, souvent, je n’ai plus su qui payait qui et pourquoi… Se perdre dans les gigognes de la duplicité…

Ici pour tout simplifier.

« Quoi ? »

« Rien, je marmonne… Je ressasse, vieux, gâteux… »

« Dis… »

« je paye pour t’écouter, pas pour que tu m’écoutes »

« Ha ha ha ! Tu fais tout à l’envers, toi ! »

Je penche la tête vers la gauche, regardant son menton juste entre ses deux seins. « N’y voit l’indice d’aucune vertu. Juste déformation professionnelle. Mon travail, avant, était d’écouter, écouter, écouter, écouter… Pas de m’exprimer. »

« Tu étais psy ? »

« Dans le genre, oui, dans le genre… » et d’un geste de la main, j’efface le sujet, dégomme ses deux tétons et relance ailleurs « Toi, raconte. Qu’est-ce qui a foiré ? »

« Foiré ? »

« Qu’est-ce que tu fous là ? À part moi et les grassouillets fonctionnaires du grand pouvoir central ? Raconte. Je sais que tu es d’ici, mais tu as fait de bonnes études, tu devrais être loin, bon boulot dans grande entreprise, mariée avec gras bourgeois chinois… »

« Ha ça ! »

« Oui, destin des étudiantes qui partent à la ville. »

« Ça a foiré… »

« Et ? »

« Et bien… il faut payer… Tu sais, on finance nos familles, ici »

« Je sais »

« Alors, il faut bien… »

« Oui, mais à la ville, tu n’aurais jamais dû revenir. Une fille avec ton intelligence et ton physique, normalement… Au minimum, tu ne voulais pas “faire un beau mariage” ? »

« C’est pas franchement mon truc. Je voulais juste partir d’ici et apprendre, sans réfléchir à après. je pensais trouver du travail, oui, mais je ne pensais pas aux mecs »

« Il y a des forces qui te dépassent, des destins tracés… Des injonctions… Déjà, tu avais une famille qui t’a laissé espérer, miraculeux. Mais je suppose que ce qu’ils espéraient, eux, en investissant dans tes études, c’était diplôme, boulot, bon mari, fric… Non ? »

« Oui, ils espéraient… Ils espéraient le “beau mariage”, comme tu dis… que je ramène le prince charmant, je suppose… »

« Tu sais comment on appellerait ça chez moi. »

« Non ? »

« La prostitution légale… Celles qui n’ont qu’un seul client… »

« Ha ha ha ! Oui, j’aime bien ! On a étudié ça en sociologie… Oui, il y avait un gars… un étudiant, famille riche… »

« Ha voilà… Un auteur italien, très ancien, disait que celles qui n’ont qu’un seul client, les “bourgeoises”, sont pires que les professionnelles comme toi. »

« Pire ? »

« Plus dépravés moralement. Plus hypocrites… Quelque chose comme ça… »

« Hum… Je ne sais pas… Je crois que j’étais amoureuse… Enfin, c’était normal d’avoir un fiancé. Mais ça s’est mal passé »

Un silence… Elle tente : « L’Arioste ? »

« Pietro Aretino… Peu importe. Raconte-moi ! »

Elle note le nom. « Rien à raconter… J’ai découvert en même temps qu’il me trompait avec des professionnelles et avec des filles de sa “caste”, dans des fêtes où je n’étais pas invitée,  et qu’en plus il m’avait caché que sa famille ne n’aurait jamais accepté… Mensonge, mensonge, mensonge ! De honte, je suis rentré chez mes parents… et voilà, pas de travaille ici pour une fille diplômée, et la famille qui veut te marier à n’importe qui, mais plus vierge… » Un silence, encore. Son ventre soulève ma tête, doucement, mais je sens une petite vibration de nervosité qui passe dans mon oreille. Elle reprend dans un souffle, comme un soupir : « ou tu trouves vite du fric… »

« Oui, classique. Je comprends. Mais tu aurais pu trouver du travail là-bas. »

« Non, j’étais en colère ! Je ne pouvais plus rester dans cette ville ! Tout me dégoûtait ! Quelle humiliation ! »

« Hum, je ne pensais pas que tu avais eu un vrai chagrin d’amour, une grande blessure d’orgueil. Je suis désolé. Changeons de sujet. OK ? »

« Mais sinon, toi, tu peux te marier avec moi ! » et elle rit, mais je sais qu’elle est sérieuse, qu’elle sait qu’elle est coincée dans une vie sans issue.

« Hum… ça marcherait pas. Pas à cause de toi, hein, à cause de moi. ». Mais je ne veux pas lui expliquer, les dangers qui viendraient autant du reste du monde que de moi.

« Dommage. Si tu changes d’avis… »

« Tu racontes ça aux autres ? »

« Tu es fou ? Ha ha ha ! Non, privilège. C’est ton privilège »

« Cool. J’ai un privilège. Dis, je peux t’appeler Pénélope ? »

« Quoi ? Tu es fou ? » Elle se redresse vivement, et fait mine d’enserrer mon cou entre ses cuisses. « Je pourrais te tuer… Comme ça… Mais avant on se marie, tu m’emmènes dans ton pays, je te tue comme ça et je suis libre ». Je ne lutte pas, accompagne même sa prise de catch, tourne juste un peu plus la tête, plonge mon nez vers son pubis et renifle nos odeurs mélangées. Elle écarte ses cuisses brusquement et repousse ma tête. « Hé qu’est-ce que tu fais ? »

« Je sens ton sexe pourquoi ? »

« Mais… on aurait dit une bête »

« Dis, je suppose que c’est l’un de mes privilèges ? »

« Quoi ? »

« La tentative de meurtre… D’être repoussé comme ça, violemment… »

Elle ricane encore « Hum… Oui, je crois que tu as raison… Si je faisais ça à un autre client, il me tuerait, ou me ferait tuer… »

« OK, j’ai donc aussi le privilège d’être violenté… »

« Hé, tu mas dit, la première fois “fais ce que tu veux, ne fais pas ce que tu ne veux pas. Je déteste les morceaux de viande »

« Oui, c’est vrai. Tu ne m’as pas répondu. Je peux t’appeler Pénélope ? »

[/ Juste avant]

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