cropped-DejaVu.jpgceci est la co-publication d’un article du blog de Patrick Peccatte « Déjà Vu« . Et la suite de « La bande dessinée et la Tapisserie de Bayeux [1/2]« 

Parmi les caractéristiques qui rapprochent la Tapisserie de Bayeux de la bande dessinée, on pense habituellement au découpage et à la séquentialité des scènes ainsi qu’à l’association des dessins et des textes. Un point commun est par contre fréquemment oublié, sans doute parce qu’il est trop évident.

L’identité et la permanence des personnages dans les narrations visuelles séquentielles

La Tapisserie de Bayeux et les bandes dessinées peuvent être considérées comme des narrations visuelles séquentielles, des dispositifs matériellement simples qui racontent une histoire en déroulant une succession d’images. L’histoire racontée fait évoluer des personnages représentés plusieurs fois dans des situations différentes et dans des espaces graphiques distincts – des scènes pour la TB, des cases (en général) pour la BD. Un même personnage doit être reconnaissable immédiatement d’une occurrence à une autre, que ce soit grâce à sa désignation (son nom) ou par la permanence de son identité graphique. Permettre à un spectateur de reconnaître et identifier instantanément un personnage, et donc de le distinguer des autres personnages, constitue un caractère essentiel des narrations visuelles séquentielles.

Dans la recherche de caractéristiques graphiques ou stylistiques clairement établies, précises et limitées, qui agissent comme des « marqueurs » identifiables à la fois dans la TB et dans les BD, seuls certains aspects des personnages humains représentés retiendrons notre attention (il s’agit là bien sûr d’une simplification puisque d’autres figures, notamment animales, y occupent fréquemment une place importante).

Un personnage humain dessiné est visuellement identifiable grâce à des caractères graphiques discriminants et persistants: sa physionomie, son faciès, son expression, sa gestuelle, etc. D’autres caractères participent également à l’identité visuelle d’un personnage humain mais ils sont plus changeants; c’est le cas notamment des vêtements et des accessoires qui peuvent grandement varier au long d’un récit tout en demeurant inchangés durant certaines séquences1. Certains traits de la personnalité d’un personnage peuvent aussi être traduits graphiquement – pour ne prendre que deux exemples très éloignés, le capitaine Haddock est souvent représenté vociférant, et sur la TB, Guillaume est fréquemment représenté plus grand que les autres personnages pour signifier sa puissance et son prestige.

Parmi les particularités graphiques discriminantes et persistantes, la manière de représenter la chevelure et la pilosité constitue un moyen efficace de différencier et d’identifier les personnages humains qui figurent dans une bande dessinée – que l’on songe seulement à la houppette de Tintin, à la barbe de Haddock, ou bien encore à la chevelure et au serre-tête de Wonder Woman qui demeurent parfaitement reconnaissables malgré l’évolution graphique importante du personnage durant sept décennies. D’une manière générale, les personnages humains sont toujours fortement individualisés et identifiables tout au long d’une bande dessinée, grâce entre autres à leurs caractéristiques capillaires et/ou pileuses, et l’un des enjeux de cet article sera d’examiner comment ces caractéristiques forment un véritable système et si cela est également vrai pour la Tapisserie de Bayeux.

Cheveux, poils et « systèmes du poil »

S’intéresser ainsi aux représentations des ‘poils’ – cheveux et pilosités confondus – dans des contextes aussi différents que la BD et la TB peut sembler déconcertant (pour ne pas dire aventureux). Si le sujet est sans doute un peu atypique, ‘le poil’ est pourtant un domaine de recherche de longue date en ethnologie et anthropologie. Ce n’est donc pas tant l’intérêt pour ‘le poil’ qui est inattendu dans l’analyse qui suit mais plutôt l’examen avec une égale attention de la BD et de la TB au regard de leurs représentations des chevelures et pilosités.

Quelques rappels sur l’anthropologie et l’ethnologie du poil sont ici nécessaires; nous les emprunterons à l’anthropologue Christian Bromberger qui a consacré de nombreux travaux au sujet2.
Bromberger élabore ce qu’il appelle une ethnotrichologie (du grec ancien thrixtrichos, poil) en examinant et comparant les « systèmes trichologiques » (les systèmes du poil) dans différentes sociétés et à différentes époques de l’histoire des sociétés. Sur ces jeux de l’apparence qui peuvent paraître futiles, se « cristallisent les problèmes que se posent toute société: la distinction entre les hommes et les femmes, nous et les autres, le civilisé et le sauvage, l’homme et l’animal, etc. » (op. cit. p. 225). L’analyse pourtant se heurte rapidement à la multiplicité des jugements sur les façonnements de l’apparence. Qu’y a-t-il de commun en effet entre le crâne rasé chez le bonze et chez le skinhead, ou entre la barbe du musulman et celle du hipster ? Face aux très grandes variations des manières d’accommoder les cheveux et les poils et aux valorisations ou dévalorisations discordantes des usages en la matière, Bromberger précise: « […] on aurait tort de se précipiter vers des interprétations univoques, comme l’ont fait quelques psychanalystes et anthropologues, de céder à cette tentation rampante dans les sciences humaines d’aboutir à des équations simples face à la désarmante complexité du réel. Tout système trichologique repose sur plusieurs dimensions qui interfèrent et interdisent de dégager des lois générales applicables à l’ensemble de l’humanité. C’est que la combinatoire des critères sur lesquels repose le façonnage de la pilosité varie d’une société et d’une époque à l’autre. Mais sur la base – et c’est là la loi générale – de critères constants. » (op. cit. p. 14.).
Selon Bromberger en effet, l’apparence capillaire et pileuse se module en fonction de quatre principaux critères, autrement dit le système du poil « code » généralement quatre types d’informations: « des informations sur le genre, sur le statut (l’âge, la génération, le rang, l’appartenance communautaire…), sur le rapport à l’ordre et aux normes, sur les tendances esthétiques dominantes »3.

Dans les narrations visuelles séquentielles, le « système du poil » participe à l’identité visuelle des personnages représentés au même titre que leurs physionomies, leurs expressions ou leurs vêtements. Les marqueurs que sont la représentation du ‘poil’ dans la BD d’abord et dans la TB ensuite seront analysés dans la suite de cet article en s’inspirant de cette grille d’interprétation selon quatre critères: genre, statut social et statut communautaire, ordre et normes sociales, esthétique.

Le « système du poil » dans les Aventures de Tintin

Pour décrire précisément le fonctionnement du « système du poil » dans une BD, nous avons retenu les 24 albums des Aventures de Tintin parce que cette œuvre est riche en personnages variés et qu’elle a été édifiée sur une longue période (1930-1983). Elle est de plus bien connue du lecteur. Par la suite, les références aux albums seront fréquemment données en abrégé par un seul mot du titre figuré en italique dans la liste suivante: Tintin au pays des Soviets (1930), Tintin au Congo(1931), Tintin en Amérique (1932), Les Cigares du Pharaon (1934), Le Lotus Bleu (1936), L’Oreille cassée (1937), L’Île Noire (1938), Le Sceptre d’Ottokar (1939), Le Crabe aux pinces d’or (1941), L’Étoile mystérieuse (1942), Le Secret de la Licorne (1943), Le Trésor de Rackham le Rouge (1944), Les Sept Boules de cristal (1948), Le Temple du Soleil (1949), Au pays de l’Or Noir (1950), Objectif Lune (1953), On a marché sur la Lune (1954), L’AffaireTournesol (1956), Coke en Stock (1958), Tintin au Tibet (1960), Les Bijoux de la Castafiore (1963), Vol 714 pour Sydney (1968), Tintin et les Picaros (1976), Tintin et l’Alph-Art (1986, inachevé, édition posthume)4.

La liste des personnages humains qui figurent dans les Aventures de Tintin comprend 290 personnages nommés5 et de nombreux autres personnages anonymes représentés la plupart du temps en arrière-plan.

Femmes

Une quinzaine de femmes seulement sont nommées, deux d’entre elles d’ailleurs sont uniquement mentionnées et n’apparaissent dans aucun dessin6. On remarquera au passage que Les Bijoux de la Castafiore est le seul album des Aventures de Tintin à passer avec succès le test de Bechdel (sur plusieurs vignettes, par exemple p. 25)7.

Bianca Castafiore et Irma (dialogue), Les Bijoux de la Castafiore, page 25 [extrait]. Copyright © Hergé / Moulinsart

Même en comptabilisant les personnages féminins anonymes, les femmes demeurent beaucoup moins nombreuses que les hommes. Leurs coiffures présentent peu de variations par comparaison avec la grande diversité des chevelures et des pilosités arborées par les personnages masculins, ce qui semble constituer un paradoxe puisque les variations de coiffures dans la société occidentale moderne sont fréquemment perçues comme une préoccupation essentiellement féminine. Cela s’explique sans doute autant par la misogynie mainte fois remarquée de l’œuvre d’Hergé que parce qu’il n’était pas réellement nécessaire pour l’auteur d’individualiser les femmes dans un récit où elles sont peu nombreuses et ne prennent jamais part à l’action (ce qui est en quelque sorte ajouter le sexisme au sexisme).

Les femmes sont fréquemment représentées avec un fichu ou un chapeau à la mode de l’époque jusqu’à l’Or (1950). Autre témoignage visuel daté, les infirmières portent toujours un voile ou une coiffe. Il faut attendre Objectif pour commencer à apercevoir des jeunes femmes à la chevelure libre (mais il n’y a aucune femme dans Lune…) et Picaros pour voir une coiffure afro. Lorsque les cheveux sont visibles, ils sont généralement mi-longs, parfois courts, ils ne sont jamais très longs. Les femmes âgées ont des cheveux gris ou blancs. Les chignons sont très nombreux et l’on compte aussi quelques queues de cheval (la fille Lampion dans Affaire, Peggy Alcazar dans Picaros). Le stéréotype de la femme en bigoudis est représenté plusieurs fois (concierge dans Oreille, Irma dans Bijoux, Peggy Alcazar dans Picaros). En somme, les personnages féminins suivent les modes capillaires des années de conception des différents albums. On compte aussi quelques coiffures exotiques comme les nattes des femmes quichuas (Temple), ainsi que des femmes complètement voilées (Or).

Hommes

Les personnages masculins utilisent moins les chapeaux que les femmes. Cependant, plusieurs hommes portent des couvre-chefs variés: chapeaux divers dont le quatre-bosses des scouts, bérets, turbans, casquettes, casques, etc.
Les hommes suivent également les habitudes capillaires et pileuses des années 1930 et 1940 pour évoluer ensuite vers des modes plus modernes. Ainsi, on observe dans les premiers albums beaucoup de personnages masculins portant de longues et fines moustaches dont les pointes sont tournées vers le haut tandis que l’on peut voir fugacement des hippies aux cheveux longs dans Picaros.
Il est frappant de constater la grande variété des représentations capillaires et pileuses manifestement utilisées comme des caractéristiques expressives permettant d’accentuer l’individuation des personnages et faciliter ainsi leur reconnaissance. Sans prétendre à un relevé exhaustif, on peut dresser les listes suivantes organisées par types de poils: cheveux, sourcils, moustaches, barbes (le lecteur peut omettre ces listes un peu fastidieuses qui démontrent seulement la diversité du système développé par Hergé).

Cheveux
houppette (Tintin dès Soviets, avec l’inversion du sens de la mèche), chevelures de différentes couleurs (dont le blond/roux de Tintin), tignasse abondante, raie dans les cheveux (à droite, à gauche, au milieu [Lampion]), raie au milieu et dissymétrie des deux parties de la chevelure (colonel Boris/Jorgen), cheveux raides, cheveux ondulés, cheveux bouclés, cheveux dans le cou (nombreux dans Soviets), complètement chauve (chef de la police bordure dans Affaire), chauve avec une couronne de cheveux à l’arrière du crâne (Senhor Oliveira, Nestor, Tournesol), chauve avec des cheveux blancs longs à l’arrière du crâne (Hippolyte Calys dans Étoile), chauve avec deux grandes touffes derrière le crâne (coiffure de clown), presque chauve avec les cheveux restants rabattus sur le crâne (Dupondt, l’ingénieur Wolff), presque chauve avec de longs cheveux en bataille, presque chauve avec une couronne de cheveux derrière le crâne, front et tempes dégarnis (professeur Halambique), crâne rasé et touffe sur le haut du crâne (Sponsz dans Affaire), crâne rasé avec une calotte de cheveux séparée en deux (Kurt, commandant du sous-marin Requin dans Coke), crâne rasé avec cheveux au sommet du crâne (Hans Boehm dans Vol), crâne rasé (Affaire), pattes (rouflaquettes, ex. Nestor), mèche sur les yeux (Tchang), mèche au dessus du crâne (le journaliste Jean-Loup de la Batellerie), cheveux noirs ébouriffés (consul de Poldévie), nuque rasée, longs cheveux blancs et barbe blanche (Ridgewell, l’explorateur ensauvagé), cheveux noirs luisants, mi-longs (sur les oreilles, Sceptre), mi-longs (marins de 1698, Licorne), gominé (Temple), cheveux longs et barbe (Soviets), cheveux dressés sur la tête en signe de peur (Soviets).

Les voyages du reporter sont aussi l’occasion de représenter plusieurs « coiffures exotiques ». On peut mentionner: le crâne rasé avec un chignon (samouraï), le crâne rasé des moines tibétains (Tibet), les nattes des Indiens (Amérique), les nattes chinoises (Soviets) à propos desquelles Hergé fera amende honorable dans Lotus (c’est ainsi que les Européens imaginent les Chinois), les cheveux longs des indiens arumbayas (OreillePicaros).

Dans la galerie des ennemis de Tintin, plusieurs personnages patibulaires portent une coiffure minimale caractéristique du vilain, affichant le stéréotype du malfrat à la nuque rasée (un bandit anonyme (Lotus, p. 54), le lieutenant Kromir et le colonel Boris (Sceptre)) ou au crâne presque totalement rasé (Boustringovitch (Soviets), le colonel Sponsz (Affaire), Kurt (Coke), Hans Boehm (Vol)). La calvitie par contre ne suffit pas à désigner un vilain. Si plusieurs vilains célèbres sont quasiment chauves (Müller, Rastapopoulos, Bohlwinkel (Étoile), Perez (Oreille), Wronzoff (Île)), de nombreux autres personnages presque chauves sont de fidèles amis de Tintin (Tournesol, Nestor, senhor Oliveira, le boucher Sanzot, etc.).

Boustringovitch, Tintin au pays des Soviets, page 135 / le colonel Boris, On a marché sur la Lune, page 39 / le colonel Sponsz, L’Affaire Tournesol, page 55 [extraits]. Copyright © Hergé / Moulinsart

Sourcils
fins sourcils, sourcils noirs épais (Amérique p. 57, Rastapopoulos, Rodriguez, Sakharine, général Tapioca, Wronzoff), sourcils blancs épais (Île p. 47, Sceptre p. 57), longs sourcils (Affaire, p. 51), sourcils en bataille (Carreidas).

Rastapopoulos et Laszlo Carreidas, Vol 714 pour Sydney, page 31 [extrait]. Copyright © Hergé / Moulinsart

Moustaches
formes et couleurs diverses (dont celles des Dupondt), à l’horizontale, fines, très fines, touffues, broussailleuses, en brosse, etc. À noter aussi quelques contrastes inhabituels de couleurs entre une moustache blanche et des cheveux noirs (OreilleCrabe, Aristide Filoselle dans Licorne).

De nombreux personnages portent des moustaches longues et fines (senhor Oliveira, Rastapopoulos, Lampion, etc.). Hergé développe aussi sur plusieurs albums (AffaireBijouxPicaros) l’obsession mimétique des partisans du maréchal Plekszy-Gladz, le dictateur de la Bordurie à la longue moustache recourbée. On retrouve sa forme en accent un peu partout, sur les logos et sigles des documents officiels de la Bordurie, les calandres d’automobiles, les poignées de portes, les lampadaires, les grades des militaires, et même sur les accents circonflexes dans la graphie d’une interjection et celle de l’hôtel Szohôd où Tintin et Haddock descendent. Le slogan de ses partisans, les moustachistes, est d’ailleurs « Par les moustaches de Plekszy-Gladz ! ». Selon Frédéric Soumois, « cette obsession esthétique en référence à un culte de la personnalité évoque sans aucun doute le culte (et la moustache) de Staline en Union Soviétique, culte dont il est question à l’époque, puisqu’on le liquide à grand fracas. »8.

La moustache de Plekszy-Gladz partout, L’Affaire Tournesol, pages 46-47 [extraits]. Copyright © Hergé / Moulinsart

Barbes
mal rasé, barbe naissante (Alcazar, v. portrait d’Alcazar par Tintin dans Coke), noire, blanche, barbichette (bédouins, chinois, Müller [dans Île], vendeur de scaphandre), longue et fine barbiche (Tcheng Li-Kin dans Tibet), barbiche en pointe à la Trotsky (Soviets), longue barbe noire (consul de Poldévie), collier de barbe noire et fine moustache (Oreille), collier de barbe noire sans moustache (Bijoux), collier de barbe blanche sans moustache (Île), barbe au carré (Dr Rotule dans Sceptre), favoris, bouc (général bordure dans Sceptre), en train de se raser (Étoilep. 10).

On relève aussi dans Île (p. 29) une allusion au caractère juvénile de Tintin et à son absence de poils sur le visage. Lorsque celui-ci déclare en voyant des voyous s’échapper C’est tout de même vexant de les voir filer à mon nez et à ma barbe !, Milou rétorque Ta barbe ? Où est-elle ta barbe ?9.

Hergé représente fréquemment les savants et les officiels importants avec de longues barbes blanches: Soviets p. 31 et 132, missionnaire et pygmée (Congo), vieillard (Amérique p. 31, 36, 57), chauve à barbe blanche (Lotus p. 60, Oreille p. 2), Ridgewell et Docteur Triboulet (Oreille), vieux marin (Île), professeur Halambique (Sceptre), etc. On reconnaît là un poncif de la figure du sage respectable, du savant, fréquemment représenté de cette manière dans la bande dessinée (Assurancetourix, Léonard de Turk, etc.). Ces personnages à barbes blanches sont cependant parfois suspects, à l’image de Philippulus le prophète (Étoile); l’ambiguïté est du reste remarquablement résumée par la figure des jumeaux Halambique.

Déguisements

L’intérêt d’Hergé pour l’utilisation du ‘poil’ et ses effets graphiques se manifeste aussi dans les déguisements utilisés par son héro et les pilosités anormales (paragraphe suivant).
Tintin se déguise souvent: en femme, en vieil homme, en général japonais, en jeune serviteur noir, en jeune portugais, en délégué de la Croix-Rouge avec Haddock, en femme arabe voilée avec Haddock (sources: SovietsCongoAmériqueCigaresLotusÎleCrabeOrAffaireCoke). Il utilise alors fréquemment des perruques (dès Soviets p. 33), des fausses barbes et fausses moustaches. Les Dupondt apparaissent aussi souvent déguisés, mais rarement avec des modifications capillaires ou pileuses, excepté dans Lotus.

Pilosités anormales
On connaît bien sûr l’hirsutisme accidentel des Dupondt dans l’Or et leur rechute dans Lune avec des variations de couleurs. Ces pilosités anormales ne sont pas rares dans la BD. Les effets capillaires d’une fausse potion magique dans le premier album d’Astérix (1960) en sont un autre exemple emblématique. On sait moins sans doute qu’Hergé avait imaginé une autre fantaisie capillaire dans l’Alph-art (p. 56). Tournesol y invente un produit qui redonnera au capitaine le goût du whisky. Mais après des essais ratés, celui-ci perd tous ses cheveux et sa barbe, et il présente des tâches sur le visage.

Stabilité du système du poil

Le système du poil dans les Aventures de Tintin apparaît remarquablement stable. L’affirmation et la modernisation du style hergéen depuis les premiers albums jusqu’aux plus récents sont certes sensibles aussi dans les détails de la représentation des cheveux, barbes et moustaches. Mais hormis cette amélioration du graphisme, très peu de personnages ont évolué sur le plan capillaire et les rares changements sont minimes. On peut mentionner:

  • la mèche de cheveux de Tintin se transforme en houppette dirigée vers l’arrière lorsqu’il démarre en trombe dans une voiture décapotable (Soviets, p. 11); comme on sait, il conservera ensuite cette caractéristique. À noter que dans cet album, Tintin se donne un coup de peigne (p. 140); c’est la seule fois aux cours de ses aventures.
  • Haddock qui a habituellement les cheveux indisciplinés apparaît embourgeoisé et soigneusement coiffé, raie au milieu, dans Boules. Dans Bijoux, relooké par la Castafiore, il est à nouveau bien habillée et coiffé mais cette fois avec la raie à gauche. Une fois la Castafiore partie, Haddock est à nouveau en chandail marin et les cheveux en bataille.
  • Müller a une moustache, une barbiche et une couronne de cheveux derrière le crâne dans l’Île. Il apparaît ensuite complètement chauve, avec une barbe fournie et une moustache, dans l’Or.
  • le journaliste Jean-Loup de la Batellerie a une mèche et des pattes courtes dans Bijoux. Comme plusieurs autres journalistes, il a de longues pattes dans Picaros, ce qui correspond à la mode lors de la sortie de l’album (1975). Dans ce même album, Alcazar a les cheveux dans le cou plus longs qu’habituellement et de plus longues pattes.
    le colonel Sponsz a le crâne rasé et une touffe sur le haut du crâne mais il est imberbe dans l’Affaire. Dans Picaros, il est devenu le colonel Esponja et porte une moustache, un bouc et un monocle.
Le général Alcazar, sa barbe naissante, son évolution – l’Oreille cassée, page 23 / Peggy avec des bigoudis et Alcazar, Tintin et les Picaros, page 41 [extraits]. Copyright © Hergé / Moulinsart

Les formes et les couleurs de la pilosité (cheveux, moustaches, barbes) sont donc extrêmement variées dans les Aventures de Tintin. Le « système du poil » – c’est-à-dire en somme la combinatoire de ces caractéristiques de la pilosité – est complexe mais il est très stable. Il constitue un moyen puissant de différencier les personnages – préoccupation constante des dessinateurs de BD. Comme le remarque en effet l’auteure de bande dessinée et illustratrice Jeanne Puchol « […] un des trucs qu’utilisent les dessinateurs de bande dessinée dès qu’il y a plus de deux personnages dans une scène, c’est de les différencier au maximum. »10. Le « système du poil » dans Tintin peut être qualifié de « différentialiste » dans le sens où ce souci de distinguer et identifier les personnages conditionne explicitement les choix graphiques de représentation des cheveux et pilosités. Ce système reflète aussi fortement les modes des différentes époques de publication des albums. En ce sens, ce sont bien les critères de genre et d’esthétique, selon la typologie de Bromberger, qui structurent ce système du poil. Les critères de statut social et communautaire ne sont pas absents bien sûr comme on peut le voir sur les stéréotypes des « sages à longue barbe blanche » et de « malfrats à la nuque rasée » (social) ou sur les exemples des « coiffures exotiques » (communautaire). Le critère d’ordre et normes sociales semble par contre pratiquement absent.

Le système du poil que l’on vient de décrire est spécifique aux Aventures de Tintin. Il sera différent pour une autre BD. Examinons par exemple rapidement celui des Aventures d’Astérix le Gaulois. Là encore les poils représentés (cheveux, barbes, moustaches) forment des caractéristiques expressives qui permettent d’accentuer l’individuation des personnages et faciliter leur reconnaissance. Le système est bien différentialiste et explicite, mais ce n’est pas le même que celui des Aventures de Tintin. On pourrait multiplier les différences: les couvre-chefs sont presque absents; les formes des coiffures, barbes et moustaches des hommes sont moins variées; par contre les coiffures des femmes sont plus diversifiées, leurs cheveux sont souvent longs (Falbala); la pilosité des bras chez les Romains, celle du torse chez les gladiateurs constituent des marques de virilité, etc. Le critère de genre demeure déterminant dans Astérix, mais le critère esthétique ne semble pas si important que dans Tintin, bien que certaines coiffures modernes soient représentées, en particulier dans les nombreux gags qui transposent la modernité (comme la coupe de cheveux des Beatles dans Astérix chez les Bretons p. 19). Le système du poil dans Astérix est en fait fondamentalement structuré selon le critère communautaire. Il oppose d’un côté les Romains aux cheveux courts et presque toujours glabres et de l’autre les Gaulois ainsi que les autres peuples « barbares » (Goths, Bretons, Normands, etc.) qui répondent au stéréotype populaire du guerrier abondamment chevelu et moustachu – les injonctions capillaires du chef Aplusbegalix dans le Combat des chefs récapitulent ce schéma11.

Aplusbegalix, Gosciny & Uderzo, Le Combat des chefs, 1966, Dargaud, page 7 [extrait]

Le « système du poil » dans la Tapisserie de Bayeux

Appliqué à un monument de la culture distinguée et savante, l’exercice similaire d’analyse du « système du poil » dans la Tapisserie de Bayeux peut paraître audacieux. Il est justifié pourtant par les représentations originales des coiffures, moustaches et barbes sur la TB, et par les incertitudes historiques et interprétations diverses que celles-ci suscitent.

Remarquons tout d’abord que la bibliographie de référence établie par Shirley Ann Brown12 ne signale
aucun article dédié à la coiffure ou à la pilosité dans la TB. L’analyse doit donc compiler des informations disséminées dans plusieurs sources.

La TB comporte une narration principale dans la bande centrale et deux bordures au-dessus et au-dessous de celle-ci. Pour des raison de commodité, nous décrirons séparément ce que l’on peut considérer comme deux « systèmes du poil » distincts, sans perdre de vue toutefois que les relations entre la bande centrale et les bordures constituent un sujet complexe, fort débattu, et encore mal compris.

Le « système du poil » dans la bande centrale de la Tapisserie de Bayeux

La bande centrale de la Tapisserie de Bayeux comporte environ 600 personnages humains. Seuls quinze grands personnages sont explicitement nommés dans les inscriptions en latin. Le tableau suivant donne la liste de ces personnages, le nombre de nominations dont ils font l’objet, le nombre d’occurrences de leurs représentations et les scènes où ils sont représentés13.

Nominations et représentations des personnages dans la Tapisserie de Bayeux

Comme on le voit d’après les chiffres de ce relevé, ce sont donc presque toujours les noms explicites des grands personnages qui permettent de les identifier, à l’exception de quelques cas où on les reconnaît d’après le contexte ou les attributs du pouvoir qu’ils affichent (couronne, bâton de commandement, tonsure). En dehors des occurrences de ces grands noms, presque tous les autres personnages sont anonymes et ne sont pas identifiables. Ce ne sont pourtant pas des figurants, ils participent pleinement au récit. Pour la plupart, ils peuvent être considérés comme des types (soldats, bûcherons, charpentiers, serviteurs, etc.) plutôt que comme des personnages individualisés.

Qu’ils soient nommés ou anonymes, l’expression des faciès des personnages est toujours neutre. Comme l’a remarqué John Bard McNulty, rien ne transparaît des pensées privées des protagonistes dans la TB14. Leurs sentiments ne sont jamais représentés par les traits de leurs visages mais par leurs attitudes corporelles et surtout par leurs gestes et les positions de leurs mains.

Femmes

Trois femmes et trois enfants seulement sont représentés dans la bande centrale. Ælfgyva, la seule femme nommée, figure dans un bâtiment alors qu’un clerc lui touche la joue ou la soufflette (scène 15). Cette scène énigmatique a suscité une multitude d’interprétations15. La seconde femme figure près du lit de mort du roi Édouard le Confesseur (scène 27). C’est manifestement la femme du roi, Édith de Wessex, qui est donc l’un des très rares personnages non nommés qui soit identifiable. Enfin, une femme anglaise accompagnée d’un enfant (son fils probablement) est représentée auprès d’une maison (sans doute la sienne) incendiée par les soldats français (scène 47)16. Ces trois femmes portent un voile ou un capuchon sur la tête et l’on ne voit pas leurs cheveux.

Scène 15 – Ælfgyva et un clerc / Scènes 27-28 – agonie et mort du roi Édouard, sa femme Édith de Wessex figure en haut à gauche / Scène 47 – femme anglaise avec un enfant près de sa maison incendiée. Musées de la ville de Bayeux

Hommes
Cheveux et moustaches

Si les visages des personnages masculins semblent pratiquement inexpressifs, ils n’apparaissent pas monotones parce que leurs coiffures présentent une certaine variété. Les cheveux des hommes possèdent ainsi une certaine gamme de couleurs choisies parmi les dix coloris des fils de laine utilisés dans la broderie. Ils présentent aussi des variations de formes qui semblent naturelles (frisés, bouclés, raides, etc.). La scène 11 donne à voir un effet remarquable en figurant deux messagers de Guillaume qui galopent à toute vitesse vers Ponthieu avec les cheveux qui volent au vent; cette hardiesse graphique est l’une des rares dans la TB qui évoque irrésistiblement une astuce que l’on retrouve dans la bande dessinée pour suggérer la vitesse d’un mouvement.

Scène 11 – messagers de Guillaume galopant vers Guy de Ponthieu. Musées de la ville de Bayeux

La combinatoire de ces paramètres permet une relative diversité des représentations. Un compagnon de Harold est clairement un blond aux cheveux frisés (scène 4), un groupe compact de Normands et Anglais arbore des chevelures de couleurs variées et parmi eux un Anglais a les cheveux noirs et bouclés (scène 9), un pilote de bateau a les cheveux blancs et porte aussi une barbe blanche (scène 38), un porteur de cottes de mailles est chauve (scène 37) ainsi que l’un des incendiaires de la maison de la femme anglaise (scène 47), etc. Ces différenciations demeurent toutefois limitées et si elles possèdent des significations (par exemple des références à des individus précis), celles-ci nous échappent. Ce n’est pas le cas des modes corporelles qui permettent de caractériser sur la TB les Anglais et les Français (le plus souvent des Normands).

Les spécialistes connaissent depuis longtemps plusieurs critères simples permettant de reconnaître les Anglais et les Français sur la TB. Dans les scènes de combat par exemple, ces derniers sont les seuls à combattre à cheval; les soldats Anglais sont des fantassins, et eux seuls manient la grande hache de guerre; les boucliers français ont une forme allongée, en amande, tandis que les boucliers anglais sont ronds, etc. Dans les scènes de traversée de la Manche, il existe aussi des différences entre les navires anglais et les navires normands. L’une des principales différences cependant a trait aux modes capillaires. Les Anglais ont les cheveux assez longs et ils portent volontiers une moustache longue et fine. Les Français (Normands et Picards) ont par contre les cheveux courts et la nuque rasée, et ils sont toujours glabres [illustration de l’absence d’interprétations univoques dans les modes corporelles, maintes fois relevée par Bromberger, la nuque rasée n’a donc rien à voir ici avec celle des malfrats dans les Aventures de Tintin!].

Scène 9 – Les Anglais ont les cheveux longs et la moustache, Harold à gauche avec son faucon – les Français ont les cheveux courts, la nuque rasée et n’ont pas de moustaches – Guy de Ponthieu à droite. Musées de la ville de Bayeux

Cette dernière caractéristique n’apparaît pourtant pas rigoureuse. Si les Anglais au début de la TB sont presque systématiquement moustachus, ils le sont bien moins vers la fin. Ainsi, aucun des Anglais dans le groupe qui désigne la comète dans la scène 32 n’a de moustache. Harold lui-même semble avoir perdu sa longue moustache entre la scène du serment (23) et celle de son retour devant le roi Édouard (scène 25)17. Pour expliquer ces variations, on a avancé plusieurs hypothèses. Les plus simples conjecturent qu’il s’agit là d’une négligence de la part du (ou des) concepteur(s) des dessins, ou bien encore que plusieurs concepteurs ont élaboré des figurations différentes des Anglais. Une autre hypothèse suppose que la TB aurait été brodée sur une période suffisamment longue pour que la mode ait pu changer chez les Anglais, peut-être d’ailleurs sous l’influence des vainqueurs. La représentation des chevelures et pilosités sur la TB, qui aurait pu sembler être un sujet anecdotique, comporte en réalité plusieurs énigmes importantes. En voici une autre: à la scène 56, juste avant la mort d’Harold, un Français tient un Anglais par ses longs cheveux et s’apprête apparemment à le décapiter. Les spécialistes de la TB se perdent en conjectures sur l’interprétation à donner à cette image. Nous rencontrerons une autre énigme à propos des barbes.

Scène 56 – Un Français tient un Anglais par les cheveux et s’apprête à le décapiter. Musées de la ville de Bayeux

Le « système du poil » de la TB apparaît d’ores et déjà bien moins différentialiste et varié que ceux qui sont habituellement déployés dans les bandes dessinées, mais il est aussi nettement moins explicite et demeure parfois insaisissable. Selon la typologie de Bromberger, il apparaît toutefois structuré principalement pour la majorité des personnages masculins selon le statut ethnique ou communautaire et secondairement selon le critère esthétique; les explications courantes sur les variations de la figuration des moustaches anglaises hésitent ainsi entre l’interprétation ethnologique et l’interprétation esthétique. La représentation des clercs par contre répond à un autre critère.

Tonsures

Plusieurs clercs sont représentés sur la TB. On les reconnaît à leurs habits et à leurs tonsures. Parmi eux, deux évêques sont nommés: Odon, évêque de Bayeux et demi-frère de Guillaume, et Stigant, archevêque de Cantorbéry. Les autres clercs, tel celui qui figure dans la scène avec Ælfgyva (ci-dessus), sont anonymes. Certains commentateurs ont estimé que les deux évêques présentent apparemment une tonsure légèrement plus grande que celles des autres clercs, marquant ainsi leur importance dans la hiérarchie ecclésiastique. Il semble pourtant que la différenciation de taille des tonsures selon l’élévation dans les ordres n’apparaisse qu’au 12ème siècle; elle sera systématisée bien plus tard au concile de Trente (16ème siècle)18. Si l’on suit la typologie de Bromberger, la figuration des tonsures introduit une structuration selon l’ordre et les normes sociales dans le « système du poil » de la TB.

Scène 30 – Harold, cheveux longs et moustache, couronné roi; Stigant à droite / Scène 43 – Odon préside un repas, un homme avec une longue barbe boit dans une coupe. Musées de la ville de Bayeux

Barbes

Plusieurs barbus sont représentés sur la TB :

  • le roi Édouard (Sc. 1, 25, 26, 27, 28), dont la longue barbe est conforme au stéréotype du sage vieillard
  • Turold, le nain palefrenier qui tient deux chevaux (Sc. 10)
  • un anglais barbu accompagne Harold lors de son entrevue avec Guillaume, il est figuré à côté de trois soldats normands (Sc. 14)
  • deux charpentiers normands travaillant sur un bateau (Sc. 36)
  • le pilote du dernier bateau de la flotte d’invasion a les cheveux blancs et porte une barbe blanche (Sc. 38)
  • dans le bateau suivant (sous le mot MARE), un soldat à droite du mât est barbu (Sc. 38)
  • dans le deuxième bateau à la droite du navire amiral, le soldat le plus proche de la proue a une barbe blanche (Sc. 39)
  • un cuisinier barbu, avec un collier et une barbiche blanches, pose sur un plat plusieurs morceaux qu’il vient de faire cuire sur un fourneau (Sc. 42)
  • à la table d’Odon, un homme avec une longue barbe boit dans une coupe (Sc. 43); il s’agit probablement du comte Roger de Beaumont, dit à la Barbe, héros de la bataille d’Hastings
  • le premier des fantassins anglais qui subit l’assaut des Français a une barbe blanche (Sc. 51)
  • un anglais barbu est tué d’un coup de lance (Sc. 54)
  • comme on le sait, la figuration de la bataille d’Hastings envahit la bordure du bas; dans celle-ci, un groupe d’archers français comporte deux barbus (peut-être trois) (Sc. 55)
  • un housecarl avec une hache de combat a une barbe blanche. Il est représenté en duel avec un cavalier français et son curieux bouclier ovale est criblé de flèches. Juste en dessous dans la bordure du bas, il est figuré mort avec une flèche dans l’œil (Sc. 56).
  • dans la dernière scène de la Tapisserie, l’un des Anglais qui s’enfuient est barbu (juste avant celui qui tente d’enlever une flèche de son œil) (Sc. 58)
Scène 36 – Deux charpentiers barbus fabriquent un bateau / Scène 38 – Le pilote à barbe blanche du dernier bateau de la flotte d’invasion. Musées de la ville de Bayeux

Hormis le roi Édouard, aucun des barbus de la TB ne peut être considéré comme un vieillard. Ils sont soldats, marins, charpentiers, cuisiniers. Il existe plusieurs conjectures à propos de ces barbus. L’une des plus controversées concerne les charpentiers et marins, elle suggère qu’ils sont juifs parce qu’il portent aussi des chapeaux. Lors du récent colloque sur L’invention de la Tapisserie de Bayeux – naissance, composition et style d’un chef d’œuvre médiéval, le médiéviste Jacques Le Maho a exposé une hypothèse intéressante19. Selon lui, les charpentiers barbus rappellent Noé construisant son arche. Le marin pilote à la barbe blanche est également une allusion au patriarche de la Bible. L’interprétation est confortée selon Le Maho par les oiseaux qui figurent en scène 39 dans la bordure supérieure immédiatement à l’accostage; ils rappellent les oiseaux lâchés par Noé à la fin du déluge. Pour l’historien, il s’agissait de conférer une dimension biblique à l’histoire de Guillaume.

Signalons pour terminer le clerc tonsuré, presque chauve en fait, qui apparaît avec quelques poils de barbe en scène 27 au chevet du roi Édouard. Il a veillé toute la nuit le roi agonisant et ne s’est pas rasé. Il n’est pas nommé mais tout indique qu’il s’agit de l’évêque Stigant.

Scène 27 – Le clerc mal rasé au chevet du roi Édouard, probablement Stigant. Musées de la ville de Bayeux

Le « système du poil » dans les bordures de la Tapisserie de Bayeux

En haut comme en bas, les bordures de la Tapisserie figurent essentiellement des animaux qui s’affrontent (oiseaux, fauves, griffons, etc.), des illustrations de fables, et des motifs qui encadrent ces scènes (chevrons, etc.). On y trouve aussi quelques personnages humains.

Femmes

La seule figure féminine isolée représente une femme-centaure aux cheveux blonds et longs, avec les bras largement écartés (scène 10, en haut). Attribut conventionnel des prostituées dans l’imagerie du Moyen Âge, une telle chevelure libre et opulente contraste avec les trois figures féminines austères de la bande principale.

Scène 10, bordure haut – Femme-centaure. Musées de la ville de Bayeux

Hommes

Comme pour la bande centrale, les personnages masculins isolés ou en groupe sont beaucoup plus nombreux dans les bordures que les personnages féminins:

  • Scène 7, en bas – deux hommes avec des gourdins, probablement des Normands, leurs coiffures sont difficiles à déterminer; l’homme de droite a le sexe qui dépasse de son vêtement.
  • Scène 10, en bas – scène de labourage, semaille, hersage, et chasse aux oiseaux; les personnages ont la nuque rasée, ce sont des Normands.
  • Scène 12, en bas – un homme affrontant un ours, un homme avec une trompe et tenant en laisse des chiens, un cavalier avec une épée monté sur un cheval ithyphallique; ils ont des coiffures normandes.
  • Scène 14 et 15, en bas – un homme nu de profil avec un outil, puis un autre homme nu de face dont les poils pubiens sont visibles; leurs coiffures sont normandes.
  • Scène 17, en haut – un homme assis désigne le Mont St Michel, sa coiffure est indéterminée; en bas – un homme allongé épée à la main représente probablement un noyé dans la baie du Mont, sa coiffure est indéterminée.
    Scène 18, en bas – un homme-centaure à la chevelure noire.
  • Scène 33, en haut – un homme semble être à genoux et se signer, sa coiffure est indéterminée.
  • À la fin de la tapisserie, des scènes 51 à 58, de nombreux cadavres de soldats Anglais et Français s’accumulent dans la bordure du bas; certains sont décapités ou démembrés. En scènes 55-56, ils cèdent la place à un groupe d’archers français.
Scènes 14 et 15, bordure bas – Hommes nus. Musées de la ville de Bayeux

Couples nus

En plus des deux hommes nus mentionnés, trois couples nus figurent sur les bordures.
Un couple en bas représenté de profil (scène 13, bas), avec une femme aux cheveux longs à droite et un homme ithyphallique qui lui tend les bras à gauche.
Deux couples en haut également représentés de profil (scène 48): dans le premier couple, la femme est à gauche et tend les bras à l’homme qui porte une hache et un récipient, elle a les cheveux longs; dans le second, la femme est à droite, ses poils du pubis sont visibles. Dans les deux cas, les hommes portent des moustaches, ce sont donc des Anglais.

Scène 48, bordure haut – Deux couples nus (montage). Musées de la ville de Bayeux

Les motifs des bordures de la TB sont difficiles à comprendre et suscitent de très nombreuses questions sans réponses totalement satisfaisantes. On évite à présent de dissocier leur étude de celle de la narration principale, mais les corrélations entre les bordures et la bande centrale sont rarement manifestes. Elles ont donné lieu à de multiples interprétations. Même en se limitant à notre sujet étriqué de la représentation des personnages humains, on ne comprend pas bien, par exemple, la signification des images d’hommes et de couples nus. La représentation de leurs poils pubiens notamment ajoute une énigme au « système du poil » de la Tapisserie de Bayeux considérée dans son ensemble.

Comparer ?

Le « système du poil » de la Tapisserie de Bayeux apparaît beaucoup plus difficile à appréhender que celui d’une bande dessinée. Il nous échappe souvent et suscite des hypothèses difficiles à vérifier et quelquefois contradictoires. Les tentatives d’interprétations de ce système se rapprochent de celles des anthropologues pour qui « les significations associées aux poils et aux cheveux ne sauraient être étudiées utilement hors d’un contexte social, culturel et historique précis »20. Les images ou groupes d’images de la TB nécessitent sans conteste de recourir à des références historiques, symboliques, allégoriques, analogiques, que l’on a hélas parfois perdu ou qui se dérobent. Il existe néanmoins sur la Tapisserie des représentations de la chevelure ou de la pilosité facilement compréhensibles pour un regard moderne. La vénérable barbe du roi Édouard, qui renvoie à la figure stéréotypée quasiment universelle du vieillard sage et respectable, ou la tonsure qui manifeste la distinction et la dignité de l’homme consacré peuvent ainsi être représentées sans contresens dans une bande dessinée. Et nous avons aussi relevé que l’image des cheveux au vent des cavaliers de la scène 11 oriente inévitablement le regard moderne vers des solutions graphiques analogues dans la bande dessinée.

Comparer certains « marqueurs » formels précis relevés à la fois dans la TB et la BD n’est pas un exercice vain. L’analyse détaillée d’un tel marqueur, la représentation des cheveux et des poils, montre pourtant de très grandes différences dans les deux cas. Reflet de l’éloignement culturel immense entre les deux objets, on relève peu de convergences formelles. Le système du poil de la bande dessinée est fondamentalement différentialiste, explicite et stable – c’est un dispositif graphique permettant d’identifier et distinguer les personnages, et pour cela il assure leur persistance visuelle au long de la narration. Au contraire, le système du poil de la Tapisserie distingue des types de personnages bien plus que des individus – il différencie notamment les clercs, systématiquement (selon l’ordre et les normes sociales), et les Anglais des Français, irrégulièrement (selon le statut communautaire). Il est très peu différentialiste au sens où il ne participe pratiquement pas à l’individuation des personnages; il est aussi moins explicite, parfois énigmatique, et il semble peu stable. L’analyse de leurs systèmes du poil respectifs éloigne donc la Tapisserie de Bayeux du champ de la bande dessinée, mais c’est bien leur confrontation qui permet de justifier et comprendre cet écart. Sur ce marqueur spécifique qu’est la représentation des cheveux et de la pilosité, la comparaison entre la Tapisserie de Bayeux et la bande dessinée que l’on aurait pu croire conciliante est ici paradoxalement discriminante.

Première partie

La bande dessinée et la Tapisserie de Bayeux [1/2] 

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Bibliographie
(les références sur la bande dessinée et la Tapisserie de Bayeux figurent à la fin du premier article)

Histoire et anthropologie du poil, « trichologie »

  • Marie-France Auzépy, Joël Cornette (dir.), Histoire du poil, Paris: Éditions Belin, 2011
  • Marie-France Auzépy, Poils, Paris: Éditions de La Table Ronde, collection Pictum, 2014
  • Christian Bromberger, Les sens du poil – une anthropologie de la pilosité, Créaphis Éditions, 2015
  • Florent Pouvreau, Du poil et de la bête : Iconographie du corps sauvage en Occident à la fin du Moyen Age (XIIIe-XVIe siècle), préface d’André Vauchez, Comité des travaux historiques et scientifiques – CTHS, 2015
  • Louis Trichet, La Tonsure : Vie et mort d’une pratique ecclésiastique, préface de Jean Gaudemet, Paris: Les Éditions du Cerf, 1990
  1.  « Les vêtements et la manière de les porter sont des outils narratifs très puissantes » Will Eisner, Les clés de la bande dessinée : Tome 2, La narration (2010), Delcourt, 2009-2011, Traduction française par Arthur Clare de Comics and Sequential Art, Poorhouse Press, 1990. Édition augmentée publiée en 1994, p. 26.
  2.  Une synthèse figure dans: Christian Bromberger, Les sens du poil – une anthropologie de la pilosité, Créaphis Éditions, 2015.
  3.  Marie-France Auzépy, Joël Cornette (dir.), Histoire du poil, Paris, Éditions Belin, 2011, p. 212 sq.
  4.  Liste des abrégés d’après Frédéric Soumois, Dossier Tintin, Bruxelles : Éditions Jacques Antoine, 1987, p. 12.
  5. Une liste établie sur Wikipedia en mentionne seulement 228.
  6. Peggy Alcazar (Picaros), Mme Boullu (Bijoux), Bianca Castafiore (Sceptre, etc.), Mme Clairmont (Boules), Ernestine (Oreille), Irma (Affaire, etc.), Mme Laijot (Alph-Art), Martine Vandezande (Alph-Art), Miarka (Bijoux), Odile (Vol, uniquement mentionnée), Mme Pinson (Sceptre, etc.), Mme Pirotte (Sceptre, uniquement mentionnée), Mme Sanzot (Affaire, etc.), Mme Snowball (Cigares), Mme Yamilah (Boules).
  7.  Rappel sur le test de Bechdel : Une œuvre réussit le test si les trois affirmations suivantes sont vraies:
    – l’œuvre présente deux femmes identifiables (elles portent un nom);
    – elles parlent ensemble;
    – elles parlent d’autre chose que d’un personnage masculin.
    Seules la Castafiore et Irma parlent ensemble dans plusieurs albums, mais:
    – L’Affaire Tournesol échoue au test car elles parlent du colonel Sponsz ( p. 53).
    – Tintin et les Picaros échoue également au test; Bianca fait une réflexion cocasse à Irma mais elles ne dialoguent pas (p. 61 ).
  8.  Frédéric Soumois, Dossier Tintin, Bruxelles : Éditions Jacques Antoine, 1987, p. 248.
  9.  Dans la première version de 1938, Milou réplique: Ta barbe ? Parlons-en de ta barbe.
  10. Jeanne Puchol, Commentaire de planche : Blutch, (SoBD2015), duo9.org – l’autre bande dessinée, novembre 2016.
  11. Voir notamment les ouvrages de Nicolas Rouvière, Astérix ou les lumières de la civilisation, préface de Pascal Ory, Paris : PUF, coll. « Partage du savoir », 2006 – et Astérix ou la parodie des identités, Paris : Flammarion, coll. « Champs », 2008, p. 46-47.
  12. Shirley Ann Brown, The Bayeux Tapestry. Bayeux, Médiathèque Municipale: Ms. 1: A Sourcebook, Publications of the Journal of Medieval Latin, Brepols Publishers, 2014.
  13.  Source diverses, voir notamment Pierre Bouet et François Neveux, Les personnages, 2016, sur le site Bayeux Museum.
  14. John Bard McNulty, Visual Meaning in the Bayeux Tapestry: Problems and Solutions in Picturing History, The Edwin Mellen Press Ltd., 2003, p. 64-65.
  15. Plus de 80 références concernent Ælfgyva dans la bibliographie de Brown.
  16. Conformément à l’usage, les soldats de Guillaume sont qualifiés de normandsavant l’invasion et de français après l’invasion car l’armée de la conquête était formée de Normands, mais aussi de Picards, Bretons, Flamands, Angevins, Poitevins, etc. C’est d’ailleurs ainsi que la Tapisserie les qualifie lors de la bataille d’Hastings.
  17. Michel Parisse, La Tapisserie de Bayeux – un documentaire du XIe siècle, Paris: Denoël, 1983, p. 82.
  18. D’après Louis Trichet, La Tonsure : Vie et mort d’une pratique ecclésiastique, préface de Jean Gaudemet, Paris: Les Éditions du Cerf, 1990, p. 116 sq.
  19. Jacques Le Maho, Les sources littéraires de quelques images de la Tapisserie de Bayeux, communication au colloque international L’invention de la Tapisserie de Bayeux – naissance, composition et style d’un chef d’œuvre médiéval, direction : Cécile Binet, Pierre Bouet, Shirley Ann Brown, Sylvette Lemagnen, François Neveux, Gale Owen-Crocker – Bayeux, 22-25 septembre 2016, actes à paraître.
  20. Anne Friedericke Müller-Delouis, Perspectives anthropologiques sur la pilosité et l’épilation, in Marie-France Auzépy, Joël Cornette (dir.), Histoire du poil, Paris: Éditions Belin, 2011, p. 283

3 thoughts on “La bande dessinée et la Tapisserie de Bayeux [2/2] : Le « système du poil »

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