[dropcap]C[/dropcap]e matin, tu te réveilles avec l’impression de peser une tonne. Tu as déjà oublié les cauchemars qui ont peuplé ta nuit. Il te reste cependant un arrière-goût désagréable, des lambeaux d’angoisses, une lassitude et une fatigue comme si tu venais de sortir d’une longue lutte. Ta gorge est sèche, tes lèvres et ta bouche sont pâteuses et tu sens ta mauvaise haleine alors que tu expires ton souffle rauque.
Tu te traînes hors de ton lit en gémissant. Tes articulations résistent et te font mal alors que tu te livres à cet exercice. Tu allumes la lumière. Ce matin, tu as la flemme d’ouvrir les volets, de dévoiler ta décrépitude à ton voisinage, aux passants, au monde…

Tu vas dans la salle de bain pour boire un peu au robinet. Là, tu croises le regard d’un être détesté. Cet être te regarde droit dans les yeux. Il n’est pas effrayant. C’est un visage vieux et affaissé. Il est boursouflé par endroits. Ses sourcils broussailleux et sa barbe blanche et grise sont les seuls ornements pileux de ce faciès.
Mais le pire, ce sont les yeux. Des yeux qui semblent avoir tout vu, des yeux qui semblent donner sur un pays de tristesse et de chagrin infini. Ce n’est pas qu’il n’y ait plus d’espoir dans ce regard, c’est la négation même de l’espoir qui en émane. Tu te souviens de l’époque lointaine où tu étudiais les sciences et cela te rappelle un trou noir. Même la lumière semble absorbée par ces sphères opaques.
Quelque chose te démange sur le mollet. Sur ta peau tachetée et desséchée, courent des dizaines de petites bestioles noires.
Ce sont des fourmis, tu hais les fourmis. En fait, tu ne les hais pas vraiment car tu n’éprouves pas vraiment de sentiments. Depuis quand n’en as-tu pas éprouvé ? Tu as le souvenir d’une haine des ces animaux. Tu écrases les fourmis une par une entre tes doigts. Comme tout ce que tu as fait ou que tu pourras jamais faire, cela est inutile. Ces choses sont innombrables, tu le sais, elles sont bien plus nombreuses que les êtres humains. En fait, elles sont ton opposé exact, des machines vivantes qui avancent avec une efficacité quasiment surnaturelle. Jamais elles ne se posent de questions, jamais elles ne doutent…

En guise de petit déjeuner, tu vas chercher une bouteille de whisky dans le buffet. La bouteille est presque vide. Là, avachi, seul dans la demi-obscurité, tu réfléchis une nouvelle fois à la vie. Qu’adviendra t-il de toi, de ton essence quand tu seras mort ? Quand les fonctions vitales de ce corps épuisé t’auront lâché ?

L’alcool semble libérer ton esprit.

Tu es conscient de toi mais tu n’es pas conscient pour les autres. Seuls tes sens te permettent de réaliser leur présence. Le sens logique qui t’a été inculqué te dit qu’ils sont comme toi.

Tu retournes le concept dans ta tête et reprends une longue rasade.

Tu te rends compte que si tu fais abstraction de cette fameuse logique qui t’a été inculquée, ce sens artificiel qui ne vaut pas mieux qu’un raisonnement sophiste, tu peux remettre en question tout ce qui t’entoure.

Tu comprends que la société et tes tuteurs ont normalisé la normalité pour toi.

Tu te souviens d’avoir poursuivi le raisonnement assez loin ensuite. Mais à un moment, une douleur fulgurante s’est mise à irradier de ton torse.

Tu as crié de douleur et peut être qu’un voisin ou le facteur t’a entendu.

Tu es à demi conscient mais tu perçois la sensation trop familière d’être sur un lit d’hôpital. Des personnes s’activent frénétiquement, mesurant des facteurs vitaux. Tu distingues deux personnes en blouse blanche dans un coin de la pièce, qui discutent, l’air préoccupées.

Quelques bribes te parviennent.
…fait un malaise cardiaque…dommages irréversibles…

Mais toi, tu t’en fiches car tu sombres à nouveau dans le sommeil.

À nouveau, tu te réveilles et tu distingues quelqu’un penché au-dessus de toi avec un défibrillateur. Puis ta vision se trouble, définitivement…

Tu retombes dans le sommeil, mais cette fois, cela semble différent.
D’autres mots te parviennent de ce qui maintenant semble être un autre monde.
…corps usé…organes lâchent un à un…peut plus rien faire pour lui docteur…

*

Tu ne sais pas combien de temps s’est écoulé mais tu marches à nouveau et tu vois à nouveau, bien que différemment. La sensation est étrange. Des choses dans l’air te disent ce que tu dois faire. Tu dois marcher et aller chercher un objet qui te paraît bien. Tu avances sans te poser de questions superflues. Devant toi se dresse un morceau de matière molle. Tu te rapproches et tu le goûtes. Ça paraît bon. Tu décides de le rapporter en bas, pour les tiens.

Le sol se met brusquement à trembler et tu es soulevé dans le ciel. Ton corps se disloque sous une pression insoutenable. L’air se met à trembler, vibrer. La longueur d’onde est bien trop grande mais si tu pouvais percevoir les sons, tu entendrais :

Encore ces saloperies de fourmis ! Dire que les hindous pensent qu’on se réincarne en ces machins !

 

 

One thought on “Fin de vie

  1. J’ai connu Boris trop tard et pas assez.
    Fan de sff, je commente rarement mes coups de coeur sur les réseaux sociaux, je préfère garder mes commentaires pour les intéressés.Eux méritent vraiment mes remerciements, mes impressions, mon affection.
    Je fais exception pour Boris Darnaudet, il a un talent, un style, un humour, un univers que je vous invite à découvrir. Je retiens de lui un jeune auteur vraiment talentueux (oui les morts ont toujours plus d éloges que vivant mais je suis sincère. ) et encore une fois, il le prouve par ce texte.
    Merci Boris, où que tu sois, tu me manques.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.