« De l’autre côté » est la suite et la seconde époque du « Miroir de David » publié ici en feuilleton. Épisode Illustré par Elric.

Des ados des deux sexes, nus et athlétiques, tombent d’un immense surplomb en poussant des cris. Ils se réceptionnent souplement et courent, bondissent de rocher en rocher. L’horizon est vaste, d’une montagne large et haute, s’évasant à perte de vue vers une longue vallée boisée. Le vacarme s’éloigne, s’étouffe. On aperçoit la silhouette d’un bouquetin qui tourne la tête en direction des cris, oreilles tendues, et une famille de campagnols ose glisser rapidement entre deux rochers.

Débouchant plus bas, la horde bruyante réapparaît. Ils sont d’âges différents. Certains sont encore dans l’enfance et d’autres déjà de jeunes adultes. Tous sont nus, leurs peaux exemptent de toutes marques à l’exception d’un étrange tatouage sombre, d’emplacement et de forme variée. Ils dévalent en troupeau, à toute vitesse. Mais l’un se détache et arrive seul au bord d’un précipice qui surplombe un petit lac alimenté par une cascade et qui jette tranquillement ses eaux dans une autre rivière bouillonnante arrivant d’un col d’altitude. Le rassemblement des eaux se joue déjà ici.

Le fougueux premier lance un sonore « Aujourd’hui, j’en trouve un sans reprendre ma respiration ! » et il plonge sans hésiter. Le temps si bref du saut, sa peau se couvre d’une pellicule translucide à partir du tatouage. Son plongeon est presque parfait. Les autres qui le suivaient d’une enjambée le jugent pourtant médiocre.

— « Ha, il est encore arrivé le premier ! »
— « Oui, on ne peut plus plonger… ça dérangerait… »
— « Ho, il va encore explorer les aquatiques ! »
— « Encore, oui… on va devoir se contenter des rampants »
— « Encore… Pfuuuu »
Quelqu’un, presque dans un murmure : « C’est un aîné… et puis c’est une vocation »
— « Une quoi ? »
— « J’ai entendu un adulte dire ça de lui… c’est une vocation »
— « Ho… »
— « Ho ! »
— « Une vocation… »
Ils murmurent tous : « une vocation… »

Dans le lac, dessous, loin des petites rancoeurs de ses camarades, le garçon ondule énergiquement, glisse de plus en plus bas entre les rochers et les algues. Il retient sa respiration le plus longtemps possible, par jeu, mais quand il est au bord de l’asphyxie, un masque translucide lui couvre le visage et il reprend une respiration normale. Il agrippe une corniche rocheuse et se propulse plus bas. Il voit des poissons, des crevettes étranges, il les pointe du doigt, délicatement, et dans le masque, prononce leurs noms. Il les désigne à haute voix, par leur nom d’espèce, mais aussi par leur sexe et même leur âge. Il navigue, comme une anguille, descend, explore, glisse derrière les rochers, se confond avec les algues, comme un poisson, et s’approche des bestioles à les toucher sans pourtant les effaroucher. Mais sitôt le doigt pointé, il se projette ailleurs, s’éloignant. Il observe les algues et mousses qui s’accrochent aux roches et fonds sablonneux, joue avec… Il les désigne aussi, par leur nom.

À la surface, les ados se sont dispersés et explorent les environs. Ils s’adonnent tous à l’étrange rituel du premier, pointant du doigt flore et faune… Ils sont dispersés, calmes et concentrés. Ce ne sont plus les adolescents bruyants et énergiques de tout à l’heure. Le silence n’est scandé que par l’étrange litanie des noms murmurés qui informent la montagne.

Enfin, l’un se redresse et lance : « presque fini… on a presque terminé notre heure donnée… Il n’est pas remonté ? »
— « Non » lui répond l’un qui est resté proche du bord du lac.
— « Pfuuu… pour lui, c’est pas une corvée… comment il fait ? »
— « C’est comme ça ».

Sous l’eau aussi, une heure est passée. Le garçon sait qu’il a fait maintenant ce qu’il devait faire, mais ne se presse pas de remonter. Brusquement, alors qu’il envisage de revenir, sa main tombe sur une structure rocheuse trop régulière… Il se recule d’un coup de pied et découvre la forme d’une structure géométrique de main humaine, mais très érodée. Il s’avance, intrigué… mais dans son oreille « tu viens ? ». Alors, il se tourne vers la surface lumineuse et d’un coup de pied, remonte, se permettant juste un dernier regard à cette structure qui l’intrigue.

Il sort de l’eau devant les autres qui l’attendent tous.
— « Tu es lent ! Tu en as trouvé un ? »
— « Non… mais il y a quelque chose au fond »
— « Quoi ? Tu l’as répertorié ? »
— « Non… pas pensé… un truc humain… une ruine… »
— « Ho, il y en a partout de ça ! »
— « Oui, mais… »
— « Allez ! Arrête, l’heure donnée est finie ! Maintenant on s’amuse ! »
Et ils repartent en courant, riant, et sautant partout.

Quelques heures plus tard, la nuit couvre la montagne, effaçant même la vallée. Le jeune homme « aquatique » est allongé sur le dos sur un grand rocher plat. Il regarde les étoiles, le ciel extrêmement brillant concurrencé par aucune pollution lumineuse. Son regard s’y perd, glissant sur les constellations. Il est maintenant recouvert d’une combinaison moulante très fine rayée de larges bandes horizontales noires et blanches parfaitement régulières.

Perdu dans sa contemplation, il passe de la vision naturaliste à la vision informée. Le ciel pour lui se couvre d’informations. Les étoiles sont nommées, les distances et des indications standards pour les voyageurs apparaissent quand il glisse le regard sur une nouvelle zone. Il circule parmi ses contacts possibles dans cette portion de ciel, les dégage d’un clignement d’œil quand leur visage apparaît. Il respire tranquillement, mais semble un peu chagriné. Il murmure « revoir » et des images viennent se superposer au ciel nocturne. Il trie, élimine, jusqu’à trouver la trace de sa plongée de l’après-midi. Il revoit l’enregistrement de tout ce qu’il a vu jusqu’au moment de la découverte de la ruine immergée. Il fige la séquence, coupe, et en soupirant, dit « coffre ». L’image d’un coffre antique apparaît, sa porte s’ouvre en grinçant et le film glisse dedans, dans un casier nommé artefacts. À l’instant où il murmure « effacer de ma timeline », une voix résonne derrière lui : « Tu es là ? ».

Il enfonce sa tête dans ses épaules et sa tenue rayée se ternit jusqu’à s’assombrir complètement. Il ne bouge pas, retient puérilement sa respiration, tentant ainsi de se fondre dans la roche. Mais ça ne sert à rien, une jeune femme grimpe souplement sur le rocher plat. “Je sais que tu es là ! ». Elle s’approche et s’assoit à ses côtés. Son corps est aussi couvert d’une combinaison moulante, mais le motif complexe qui la parcourt est indescriptible et semble changer lentement. Elle s’allonge, garde le silence quelques secondes avant de tenter : « Tu es contrarié ? Pourquoi ? Parce que tu n’as pas trouvé une espèce nouvelle ? On ne peut pas en trouver à tous les coups ! »

— « Mais non… ça va… chut ! »
— « Quoi ? »
— « Chuuut, regarde le ciel… »
— « OK »
il lui donne une tape amicale sur la hanche : « sans la couche méta »
— « Bon… »
Un silence encore, les étoiles.
— « Tu ne veux pas qu’on rejoigne les autres ? »
— « Si… mais un petit moment s’il te plaît… »

Elle tourne sa tête vers lui, ausculte son profil, ose tendre sa main et la pose doucement sur le pubis du garçon. La combinaison de la fille s’assombrit lentement à son tour et ils se fondent tous les deux dans le noir, comme s’ils étaient absorbés par la nuit.

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