Origines d’Ego comme X

 

[dropcap]S[/dropcap]i « tout petit déjà » et aussi loin que je recule dans le temps j’ai toujours voulu dessiner et faire de la bande dessinée, il me faut trouver un point de départ à ma contre-histoire. Le moment que je choisis sera celui où je suis rentré « professionnellement » en bande dessinée. Il correspond, peu ou prou, au début de la revue Ego comme X et je vais en faire l’historique. Mon propre travail, notamment le Journal, le fait déjà mais je ne peux impoliment renvoyer le lecteur à celui-ci s’il l’ignore. Je ne peux non plus le renvoyer à Google ou Wikipédia, ce serait indélicat, à songer que ces moteurs et fiches sont déjà une partie caviardée de l’histoire. Je vais donc devoir remettre un peu d’ordre dans une partie de ma biographie afin de mieux reconstituer le moment historique qu’elle a accidentellement traversée. Les informations de Wikipédia peuvent être justes, je me les réapproprie ici ainsi que celles relatant les débuts d’Ego comme X.

Loïc Néhou et Fabrice Neaud en 1992 - Photographie Florence Brucy
Loïc Néhou et Fabrice Neaud en 1992 – Photographie Florence Brucy

C’est autour des années 1990, précisément entre 1991 et 1994 que l’essentiel des fondations de cette maison d’édition furent posées. Après des études aux Beaux-Arts et la rencontre avec Loïc Néhou, nous avons commencé à réfléchir à un projet de revue de bandes dessinées qui réunirait des auteurs émergents. Ceux-ci étaient aussi bien issus de notre immédiat entourage que plus lointains. Ainsi Ego comme X intégra très tôt des auteurs étrangers.

Concernant le noyau « dur » de la maison, Loïc me fit rencontrer Xavier Mussat, Thierry Leprévost et Céline Puthier, tous anciens étudiants dans la même école d’art que moi. Thierry Leprévost et Xavier Mussat devinrent fondateurs, avec Loïc et moi, de la revue Ego comme X dont le premier numéro fut publié en janvier 1994 et vendue pour la première fois lors du Festival de la bande dessinée d’Angoulême. Céline Puthier travailla à l’élaboration de la maquette de ce premier numéro et se détacha assez rapidement de l’aventure.

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Christian Mattiucci et Thierry Leprévost - Photographie Alain François 2016
Christian Mattiucci et Thierry Leprévost – Photographie Alain François 2016

Il est intéressant de signaler que les deux seules personnes qui suivirent le cursus « bande dessinée » de l’école, alors embryonnaire, furent Thierry Leprévost et Loïc Néhou. Thierry bien que gravitant dans la jeune bédésphère avec ses collègues étudiants sortant du cursus « bande dessinée » de l’école, produisit assez peu de pages dans la revue. Il deviendra assez tôt essentiellement coloriste, notamment pour le dessinateur Bruno Maïorana et sa série Garulfo, publiée chez Delcourt, avec Alain Ayroles au scénario.

Bruno Maïorana en 2014 - Photographie François Alain
Bruno Maïorana en 2014 – Photographie François Alain

Thierry travailla surtout dans le dessin animé, comme nombre de ses collègues auteurs, la bande dessinée ne suffisant bien souvent pas à subvenir à leurs besoins (les récents EGBD – États Généraux de la Bande Dessinée, publiés fin 2015, explorent et illustrent de manière rigoureusement scientifique, cet état de fait). Loïc Néhou produisit également peu de pages seul aux manettes (il ne publia que dans le seul premier numéro, si je me souviens bien) et proposa par la suite un texte autobiographique à l’interprétation graphique de Frédéric Poincelet, rencontré bien plus tard (Essai de sentimentalisme, édité en janvier 2001), j’y reviendrai. Loïc devint cependant le Directeur éditorial de la Maison d’édition qui embrailla sur l’expérience de la revue presqu’un an après son premier numéro. Cette maison fut et demeure, à l’heure où j’écris ce texte, structurée sous le régime associatif. Xavier suivit comme moi, avec un an de différence, le cursus DNAT (Diplôme National d’Arts et Techniques), soit des études de graphiste publicitaire, cursus que je quittais avec un diplôme obtenu au ras des fesses en 19901 pour tenter de suivre le cursus d’« art », chose que l’administration de l’école me refusa, en lutte avec le corps professoral. Je poursuivis donc un CESAP option « communication » (Certificat d’Études Supérieures d’Arts Platisques), tout en faisant de la peinture. Comme en régime démocratique le pot de fer de l’administration est plus fort que le pot de terre professoral, je ne pus continuer vers un DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Enseignement Plastiques) option art2.

Alain François, Loïc Néhou, Xavier Mussat et Céline Puthier en 2003
Alain François, Loïc Néhou, Xavier Mussat et Céline Puthier en 2003

Loïc Néhou était en DNSEP art qu’il passa en 1991 et obtint les Félicitations du Jury. Je passais mon CESAP qui me fut accordé davantage pour me faire accepter mon « redoublement » que pour la pertinence du travail que j’avais fourni cette année-là, totalement en inadéquation avec le département dans lequel je m’étais retrouvé administré. 

C’est donc pendant et autour des années 90 et 92 que fut créé Ego comme X revue puis Ego comme X Maison d’édition. Les embryons de la pensée de la revue furent fécondés en 1990, essentiellement par Loïc et moi, je crois. Cependant Thierry Leprévost et Xavier Mussat s’adjoignirent à la question très tôt.

Il faut penser que la constitution d’un tel groupe se joue et se fonde en quelques mois seulement. Si la structuration du groupe fut, comme bien d’autres du genre, un mix d’intérêts convergents pour une certaine bande dessinée et des liens d’amitiés construits plus tôt entre jeunes gens sortant tous plus ou moins de la même école, comme ce qui préside souvent à l’élaboration d’un « fanzine », nous nous différenciâmes volontairement de l’idée (de fanzine) pour penser immédiatement « revue ». Sans doute y eut-il un rien d’orgueil dans nos ambitions. Nous nourrissions à l’égard de l’idée de « fanzine » une sorte de condescendance (réelle) qui se cristallisait sur l’amateurisme supposé de la démarche ainsi que son côté potache. Ainsi, contrairement à ce que nombre de « témoins » ont souhaité identifier l’expérience humaine « ego comme x »  à l’aune de leur propre expérience (je pense à quelques fanzines locaux de l’époque), il est important de dire ici que rien de moins « potache » ne présida au groupe, assez disparate finalement, qui constitua Ego comme X à ses débuts. Même si j’étais ami avec Loïc cette amitié ne fut jamais fusionnelle ; nous primes assez rapidement nos distances l’un avec l’autre ; j’espère ne pas lui faire offense en écrivant cela. La rencontre plus tardive (toujours à quelques mois près) entre Xavier et moi créa peut-être une amitié plus forte, je ne sais. Pour les autres, je ne sais pas vraiment quels furent leurs liens. Nous étions tous amis, évidemment, mais le degré d’amitié est difficile à établir. Disons, pour résumer, que si le professionnalisme visé par Ego comme X pouvait se différencier de l’amateurisme du fanzinat (toujours supposé) il l’était sur deux points : l’affranchissement de la photocopie noir et blanc, agrafée à ses sœurs pour constituer ledit fanzine et l’absence, ou la drastique limitation, de soirées masculines alcoolisées. Etant le seul inverti de la bande, je préfère ne pas imaginer les discussions, possiblement partagées par mes collègues de l’époque, sur ce dernier point.

Plus sérieusement, l’équivalent du « groupe de potes », qui est souvent le ciment initial d’un « fanzine » (et contient donc en germe sa propre fin avec les inévitables éloignements de chacun ou la fin des amitiés qui le soude), je le connaissais davantage avec les gens de l’atelier local d’artistes, Les Bras cassés, que nous constituions avec Céline Guichard, « Binus », son ami de l’époque, et Alain François, présent commanditaire de ce texte et du projet rédactionnel qui le sous-tend pour Marsam. Nous étions alors beaucoup plus fusionnels.

Alain François dans l’atelier “des bras cassés” 1994
Alain François dans l’atelier des « bras cassés” 1994

Alain et moi étions très amis. Nous avons même réalisés ensemble un chemin de Croix, à peu près à cette période (1992), un peu avant la fondation de l’atelier, commandé par une église locale (la paroisse Sainte-Bernadette d’Angoulême). Alain avait rencontré le couple Céline-Binus et lui-même vivait avec une jeune artiste de l’école d’art, Florence Brucy, qui avait partagé avec moi le même immeuble locatif d’étudiants où nous avions respectivement deux modestes chambres deux ou trois ans plus tôt. Alain et moi avions quitté l’école d’art à peu près en même temps, rejoint par Florence. Céline et Binus, pour leur part, étaient autodidactes, ce que je comprenais assez mal à l’époque, mais leur compagnie humaine me convenait très bien. J’étais beaucoup plus dubitatif sur leurs productions artistiques (Céline prouvera par la suite son talent). Nous passions nos journées ensembles, nos soirées, nos repas et l’atelier. Il nous arrivait de dormir dans le même appartement ou d’y séjourner suffisamment tard pour avoir l’impression d’y avoir passé la nuit. Un peu d’alcool, pas de drogue (pas en apparence en tout cas, ou alors je fus aveugle) ou très peu (j’ai à peine le souvenir du « joint » que je ne fumais pas, du reste, étant un cactus et un prêtre sur ces questions). Là aussi, les constitutions de groupes d’artistes ne sont pas forcément soudées par une vie de totale débauche, même si la bohême était évidente ; nous étions tous sans le sou.

second atelier des "Bras Cassés" 1994
second atelier des « Bras Cassés » 1994

Alain et moi demandâmes et et obtînmes le RMI (Revenu Minimum d’Insertion) à peu près en même temps (1992 ou 1993). À cette époque, cette petite rentrée d’argent (1500 ou 1700 francs par mois, je crois, soit l’équivalent de 200 euros) rendait la survie, voire une vie d’adulte, possible, à compter que nous n’étions pas dispendieux. Il faut également imaginer qu’à la même époque apparaissait en France les premiers discounts alimentaires. Autant dire que, sans vivre dans le luxe, il était tout à fait possible de vivre décemment, en faisant, toutefois, très attention aux dépenses. Nous mettions parfois nos achats en commun, chose devenue désormais totalement impossible avec le RSA, en regard du prix des denrées, des vêtements, des loyers et des factures nécessaires pour vivre correctement.

Quoiqu’il en soit, cette parenthèse faite sur l’atelier des Bras cassés et des personnes le constituant, pour illustrer, par défaut, qu’Ego comme X ne fut pas construit sur la seule amitié de ses membres, fort heureusement. En effet, c’est précisément la désintégration du groupe humain des Bras cassés qui désintégra l’atelier du même nom. CQFD.

Pour revenir à Ego comme X, si j’insiste sur la brièveté des délais de sa fondation, c’est que ce sont lors de ces instants, de ces mois ou de ces brèves années que ce type d’expériences tant humaines qu’artistiques prennent leur caractère fondamental. Si je connaissais Loïc depuis les Beaux-Arts, je ne rencontrai vraiment Xavier qu’avec l’expérience Ego comme X, idem avec Thierry Leprévost. Pour Céline Puthier, c’était différent, nous étions étudiants ensembles en DNAT et je crois que nous n’avons jamais été très proches. Autant dire que l’image habituelle de la « bande de potes » qui colle à la fondation de tout « fanzine », entée de sa muse féminine (de celle qui papillonne « à bicyclette » pour Yves montand), ne s’appliquait que très peu au groupe fondateur d’Ego comme X. Ou, tout du moins, si cette muse existât pour mes amis hétérosexuels, je ne fus pas de la partie des bardes. Je crois pouvoir avancer aussi qu’à l’instar des amitiés d’étudiants qui se délitent (rien n’est plus volatile que ces liens-là) et dissolvent ainsi les groupes éditoriaux qu’elles ont fondés, l’absence de muse inspiratrice (ou qu’elle fut vite dégagée) contribua à ne pas parasiter la revue d’une donnée trop passionnelle. En un mot, distance raisonnable des liens, rejet de la photocopie et dépassement de la compétition sexuelle inter-groupe ne furent sans doute pas pour rien dans la solidité des fondations de base d’Ego comme X. D’aucun ou d’aucune dirait également qu’Ego comme X ne fut guère différent des autres groupes au moins sur un point : nous n’étions ici et encore qu’une bande de mecs entre eux. [Il est à saluer que mon terrain de chasse érotique ne ciblant jamais l’auteur de bande dessinée, malingre et dépressif, je ne fus pas davantage l’amant transit qui aurait réenchanté ce groupe naissant par quelques clichés romantiques, en louchant amoureusement sur l’un ou l’autre de mes collègues, par exemple… Il est à noter également que je mens probablement un peu puisque Thierry et Céline vécurent en couple au moins assez longtemps pour donner naissance à un petit Adrien (grand aujourd’hui) et que Loïc vécut avec Céline quelques temps plus tard… ce qui éloigna un tantinet Thierry du groupe. Ma conclusion étant qu’il ne faut jamais mélanger amour et travail. CQFD encore.]

De là à en conclure à la différence fondamentale d’ambition entre un fanzine et une revue, il n’y a qu’un pas, que l’on franchit aisément avec d’autres données finalement plus exogènes : le travail des uns et celui des autres (moins inféodé au chantage affectif, même s’il peut toujours prendre un peu de place), le talent (bien sûr), un certain « réseau » (d’auteurs comme d’autres acteurs possibles de la « chaîne du livre », généralement rencontrés pendant les jeunes années), etc. Néanmoins je suis convaincu que ce qui fut sans doute une petite prétention de départ (le refus de faire « fanzine ») porta ses fruits en nous obligeant à travailler pour être en accord avec nos objectifs. Ceux-ci furent assez tôt fixés autour du récit autobiographique. Ce ne fut pourtant pas le seul objectif de départ, n’en déplaisent aux ironiques qui ne cessèrent de plaisanter par d’inépuisables séries de jeux de mots plus ou moins heureux sur le titre de la revue, mais cette principale orientation s’imposa rapidement, notamment du fait de Loïc Néhou himself.

Que ce fut autant pour Thierry, Xavier ou moi, nous étions assez favorables à un champ éditorial plus élargi. Il n’y aurait pas eu le Décameron de Vincent Vanoli, par exemple, ni même le crépusculaire, terrifiant et paranoïaque récit de Pinelli La Dinde sauvage si nous avions immédiatement figé l’esprit d’Ego sur le seul récit autobiographique. Du reste, le tout premier livre de la revue, qui devint de ce fait maison d’édition, fut un récit tout sauf autobiographique :
Nénéref de Vincent Sardon. Mais Loïc Néhou avait une idée bien plus arrêtée que nous autres sur ce que devait être cette revue et cette maison d’édition. Nous avions tous l’intuition que le champ de l’autobiographie en bande dessinée était une terre vierge et fertile. Mais si Thierry, Xavier et moi-même avions une vision d’Ego comme souple et « inclusive » d’autres possibles récits, il est évident que la vision de Loïc, qui fut rapidement la vision définitive d’Ego comme X, était exclusive.

Il n’y a évidemment aucun reproche dans ce constat. Peut-être un regret mais pas un reproche. Quoiqu’il en fut, Loïc Néhou se retrouva très vite seul aux commandes et de la revue Ego comme X et de la maison d’édition du même nom, ce qu’il demeure encore aujourd’hui, pour le bonheur de cette dernière.

[à suivre]

Loïc Néhou en 2013 - Photographie Alain François
Loïc Néhou en 2013 – Photographie Alain François
  1. Je reviendrai sans doute sur cette mauvaise expérience, pour éclairante qu’elle fut d’un certain état de la pensée de gauche, dont nous suivons l’effondrement en direct depuis des années, en France, effondrement s’accélérant depuis peu avec les manifestations contre la Loi Travail El Khomri en ces mois de février/juin 2016.
  2. Voici partie de l’explication du premier astérisque : en effet, on me rétrograda aimablement en quatrième année art, alors que je venais déjà de passer une quatrième année mais en « communication », chose qui aurait dû, me fit-on croire, se résorber dans le courant même de l’année. Cherchant vainement des explications à ce que personne n’osait nommer un « redoublement », ce qui, d’un point de vue technique, m’interdisait d’obtenir une bourse d’études, je pris le parti de quitter l’école dès la fin de cette quatrième année pour tenter de trouver du travail dans la publicité puisque telle était ma punition.

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